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Biblio-Infinie

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  • : Un blog destiné à faire partager mes lectures. Plongée dans une bibliothèque infinie... Romans, essais, livres d'histoire, économie, philosophie,...
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C'est quoi ce blog?

Biblio-infinie, un micro blog sans prétention aucune (comme le titre l'indique si bien)... et où je commenterai sans compromission ce que je lis! Fonctionne en courant alternatif selon mes disponibilités (je ne commente en fait que quelques lectures, choisies selon des critères complètement aléatoires et variables).

Littérature, histoire, essais, bref des recensions au fil des lectures... Peu de place cependant au buzz  et aux sorties à la mode. Il existe suffisamment de promoteurs dans les médias pour que je n'agglutine pas ma voix au concert des épiciers.

Place aux avis d'un citoyen aspirant "honnête homme" (c'est moi!), pur produit de notre beau système universitaire français qui fonctionne si bien, que le monde entier nous envie, qui forme tant de grands esprits et tout, et tout, et tout...

Bonne lecture!

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4 février 2008 1 04 /02 /février /2008 20:00
Certains livres prennent peu de temps à lire. Soit par leur taille, soit par l'avidité que le lecteur déploie pour en venir à bout. D'autres sont des livres-monde, d'immenses monuments dont même le plus passionné des lecteurs mettra plusieurs semaines pour en venir à bout. C'est le cas du livre du jour. Je connais peu d'ouvrages qui m'auront demandé un tel effort, soutenu, alors même qu'ils me passionnaient. D'Alexandre à Actium, de l'historien britannique Peter Green, est un défi, une gageure. Comment parvenir à résumer trois siècles d'histoire, politique, militaire, diplomatique, économique, culturelle, scientifique, artistique, littéraire en 700 pages bien tassées? Le livre débute avec la mort d'Alexandre à Babylone et s'achève lors du triomphe d'Octavien, futur Auguste, sur ses derniers rivaux, Marc Antoine et Cléopâtre. Soit une histoire qui se déroule entre -323 et -31. Imaginez la même chose de 1700 à nos jours, ou de la découverte de l'Amérique à la Révolution Française. Vous voyez tout de suite l'ampleur du pari. Comme l'excellent livre d'Edouard Will, Histoire politique deu monde hellénistique, Green aborde les affres diplomatico-militaro-stratégiques d'un temps qui vit l'apogée de la puissance hellénistique puis son déclin et sa disparition, sous les coups répétés de l'impérialisme romain. Mais il va plus loin. Parle des sociétés, des économies, des arts et lettres, des sciences. Il traite de ce temps comme un tout. Et le moins que je puisse dire, c'est qu'il s'en sort admirablement. Je ne suis pas un fin connaisseur de l'Antiquité. J'ai beaucoup lu d'ouvrages sur la République romaine et son dernier siècle, mais mon regard n'a jamais eu l'occasion de porter ailleurs. Grâce à Peter Green, mon esprit est déjà plus éclairé.


alex-green.jpg

Je saluerai d'abord le très bon travail de mise en forme réalisé par les éditeurs français. L'admirable collection Bouquins est coutumière du fait. Une chronologie très complète, un dictionnaire des personnages, 300 pages de notes de bas de page, une bibliographie riche et un index bien pensé encadrent les 37 chapitres du livre et les complètent le mieux possible. Car soyons honnêtes, cet âge de l'humanité est tombé dans un relatif oubli. Notre civilisation retient mieux les balises de cette époque que son contenu, l'épopée glorieuse du jeune conquérant macédonien et la terrible guerre civile romaine. Par le talent des historiens antiques (Polybe, Plutarque, Tite-Live) et par celui des dramaturges modernes (Shakespeare notamment), les moments les plus marquants de l'histoire de la fin de ce temps nous sont restés. César, Antoine, Octave-Auguste, Cléopâtre sont demeurés dans les mémoires collectives occidentales. Mais qui se souvient encore de Ptolémée Ier, d'Antiochos III, d'Eumène de Pergame ou de Mithridate VI du Pont? Les siècles ont recouvert d'une épaisse poussière la plupart des évènements de ce temps. Un lecteur contemporain pourrait s'imaginer que cette période n'a que peu d'intérêt : pas de conquérants mythiques, pas d'aventures formidables aux confins du monde connu, pas de lutte à mort pour le contrôle d'un empire mondial, etc... Et pourtant, aux niveaux socio-culturels et artistiques, cette période est une des plus fascinantes qui soit. Peter Green, sans trop appuyer dessus, identifie des ressemblances troublantes entre cette période et la nôtre, traçant ainsi des parallèles surprenants entre le monde hellénistique et les temps immédiatement contemporains : équilibre des puissances, conservation et appropriation permanente d'un immense patrimoine classique, repli de l'individu sur lui-même - du citoyen grec ultra-politisé d'Athènes à l'ego épicurien, stoïcien ou platonicien aux préoccupations métaphysiques et individualistes.

Il est particulièrement difficile de résumer une telle oeuvre. Ce serait pour moi retracer la destinée des peuples hellénistiques durant trois siècles. Je vais essayer de reprendre les points qui m'ont paru les plus saillants. Peter Green va plus loin ici que la stricte (et ennuyeuse) litanie des évènements politiques et militaires. Il consacre, pour chaque partie, deux ou trois chapitres au cadre historique avant de plonger plus avant dans des approches thématiques, sociétales, économiques ou philosophiques. Il faut dire que ce temps est particulièrement complexe à comprendre. Suite à la mort prématurée d'Alexandre le Grand, ses généraux, les Diadoques (du grec Diadochoi, les successeurs) se déchirent rapidement. D'un côté ceux qui veulent prendre le contrôle de tout l'Empire, de l'autre, ceux qui leur résistent. Successivement, les tenants de l'unité de l'Empire d'Alexandre sont éliminés, dans une sorte de jeu mécanique, par leurs rivaux. Le système hellénistique est avant tout une recherche d'équilibre politique. Perdiccas, Eumène, Antigone le Borgne puis, plus tardivement, Lysimaque périssent d'avoir voulu élever leur puissance au-dessus des autres. Un peu comme les empires continentaux depuis le XVIIIe siècle ont été vaincus par la coalition de leurs potentielles victimes (France napoléonienne, reichs bismarckiens et hitlériens, URSS -même s'il n'y eut pas de défaite militaire-). De cette période d'intenses bouleversements naissent trois ensembles : la Macédoine originelle d'Alexandre, qui rayonne du Bosphore jusqu'aux cités grecques ; le Moyen-Orient et l'Asie mineure, ensemble hétérogène et immense aux mains des descendants de Séleucos (les Séleucides) ; l'Egypte des Ptolémées. Au vaste combat que mènent ces trois ensembles à peu près stables s'ajouteront au fil du temps les vélléités d'indépendance des cités grecques - toujours vaincues, mais jamais résignées - ; l'émergence de la puissance commerciale de Rhodes ; celle d'un nouveau royaume, créé un peu par hasard et suffisamment habile et riche pour s'étendre et rayonner culturellement, à savoir Pergame ; et enfin, suite à ses victoires sur sa rivale carthaginoise, l'apparition et l'expansion infinie de l'impérialisme romain.

Je n'entrerai pas dans les détails historiques qui marquèrent ces trois siècles. Pour résumer, je dirais que les trois grands royaumes existèrent de manière stable durant une bonne partie de la période. Ils avaient fort à faire avec les invasions de barbares, les révoltes d'Athènes, des Achéens ou de Sparte, leurs propres conflits, l'émergence subite de Pergame, Rhodes ou, vers la fin, de la Judée. Mais ils étaient tous trois trop faibles pour résister à la machine romaine. Elle se mit en branle vers le début du IIe siècle avant Jésus-Christ et les royaumes hellénistiques ne purent lui résister. La Macédoine tomba la première, victime de ses vélléités conquérantes sur les cités grecques. Les Séleucides s'épuisèrent dans des campagnes à l'est, en Asie mineure, en Egypte et, après avoir été repoussés par Rome, leur empire se désagrégea jusqu'à disparaître. Les ptolémées furent les derniers à résister, sous l'égide de Cléopâtre VII. A Actium, c'en était fini pour l'Egypte indépendante. Les romains avaient en outre hérité de Pergame et vaincu Mithridate, roi du Pont, et dernier rival de valeur qu'ils connurent avant l'Empire. Le triomphe du système républicain et élitaire romain sur des monarchies beaucoup trop liées à la valeur ponctuelle de ceux qui les dirigent est d'ailleurs à mon sens une des clés de la période. Les Cités disparurent suite à leurs luttes acharnées et à la réappartion de grandes monarchies. Celles-ci ne purent rien face à l'admirable stabilité politique, aux mérites et aux talents d'une élite plurielle et relativement ouverte (comparé aux dynasties grecques bien sûr). Je vois ici une fracture entre systèmes politiques particulièrement enrichissante intellectuellement : dépassées par les monarchies géantes et par leurs faiblesses internes, les Cités grecques furent un moment de l'histoire du monde méditerranéen. La République romaine et l'Empire qui en découla furent la solution à l'éternel recommencement des grandes monarchies, scandé par l'irruption de tel ou tel conquérant et par le déclin inéluctable que suppose un système absolutiste, lié à la valeur de son monarque. Ce fut un réel saut qualitatif de l'histoire humaine, le passage à autre chose. Un empire universel qui irriguerait bien après sa disparition les pensées et les politiques humaines.
Je dresse ici un rapide panorama de l'histoire de ce temps. Il ne saurait évidemment remplacer la narration de Peter Green. Il produit des efforts méritoires pour rendre ce temps un peu plus clair aux yeux du lecteur. Il n'y parvient pas toujours : les affres dynastiques des Ptolémées - qui portent tous le même nom et se marient entre eux en permanence - ou des Séleucides sont très complexes. Et même le meilleur vulgarisateur s'y perd parfois.

Ne parler que de politique et de diplomatie serait passer cependant à côté du meilleur de ce livre. Peter Green balaie tous les champs sociaux de l'âge hellénistique. Au gré, évidemment, de nos sources, parfois lacunaires. Les royaumes indo-bactriens en Perse et en Inde sont par exemple rapidement expédiés, faute de documentation suffisante. Les descriptions de la société sont toujours remises dans le contexte des sources : telle archive du désert égyptien ne suffit pas à émettre une généralisation sur la civilisation hellénistique en son ensemble ; le jugement d'une oeuvre artistique se construit parfois sur des données particulièrement fragmentaires et incomplètes. Cependant, le lecteur néophyte peut se faire une bonne idée des sociétés grecques, ou tout du moins des modes de pensée des classes supérieures. Il est de toute manière difficile de savoir réellement, faute de documentation, ce que vivaient, ce que pensaient, ce que ressentaient les paysans ou les esclaves de ce temps.

pergame-site.jpgEmergence d'une monumentalité inhumaine, ici à Pergame

Je me rends compte qu'il m'est difficile de parler de ce livre sans essayer d'en détailler l'ensemble des considérations. Je vais donc utiliser queques exemples. L'individu grec classique, celui de l'Athènes, de la Sparte du IVe siècle, était un citoyen. Inclus dans la politique de sa collectivité de taille limitée, il participait à la vie de la Cité et exerçait des fonctions au plus haut niveau. Avec l'extension démesurée du monde grec, la naissance de monarchies immenses, l'individu perd sa place de citoyen. Confronté à l'arbitraire du pouvoir absolu, il se replie sur une sphère intime et métaphysique. De là naissent des philosophies peu politisées, de retrait du monde, comme l'épicurisme. Ou des pensées du consentement aux choses telles qu'elles sont, des conservatismes, comme le stoïcisme. Ne pouvant plus participer à la politique de son Etat, ne pouvant plus influer sur la dimension collective, l'homme revient à la sphère privée. L'art qui découle de cette tendance sociale en est le témoin : piéces de théâtre neutres politiquement, aux formes identiques et aux thèmes répétitifs - contrairement aux tragédies classiques -, philosophies individualistes, absence d'innovation et de recherche de la rupture (ou de la Révolution). Certaines explications de Green sont lumineuses. Il compare par exemple l'architecture classique athénienne et celle de Pergame, profondément hellénistique. Les ressemblances apparentes entre les deux sont en fait des illusions. Là où l'architecture et l'urbanisme athénien intégraient le citoyen dans des structures de taille humaine, aux fonctions politiques et sociales bien établies, Pergame verse dans le gigantisme, la monumentalité coupée de la vie sociale de la cité et du royaume. Les monuments de ce temps n'ont plus de rapport avec l'individu. Ils sont le témoin de l'aspiration à la puissance des monarques. Ils témoignent de la grandeur d'un Etat, pas de la cohésion d'une collectivité. Le colosse de Rhodes, le phare d'Alexandrie, comme la plupart des merveilles de l'Antiquité datent de cette époque. Elles produisent un effet d'écrasement finalement peu éloigné de ce qu'évoquent les productions des grands Etats contemporains (on pense notamment aux réflexions de Speer sur l'architecture pendant les années 30, au gigantisme stalinien, etc...). L'architecture n'a plus de fonction politique démocratique, mais un rôle de représentation, de prestige. Le retrait de l'individu de la sphère publique est consacré par la production de ce temps. Que faire dans un monde qui vous échappe? Trouver l'harmonie, l'ataraxie, l'absence de douleur dans une vie privée éloignée de toute préoccupation immédiatement collective. La production de ce temps est la conséquence logique de la dépossession politique de l'individu.

L'essor de l'épicurisme, philosophie présentiste, en est une autre illustration. Vivre sans douleur, dans l'instant, sans recherche inutile sur ce qui fut ou sur ce qui sera, hors des réalités politiques, voilà bien un leitmotiv de ce temps (et du nôtre?). L'épicurisme originel n'est pas une recherche du plaisir, c'est une recherche de la spontanéité, de l'absence d'émotions, de la vie telle qu'elle se présente. Nulle contestation ne peut en naître. Et ses disciples ne nuisaient aucunement aux monarques de ce temps. Le stoïcisme connut pareil développement mais pour d'autres raisons. Profondément conservateur, délié des obligations politiques idéales de Platon, il est avant tout un consentement au monde. Une acceptation des charges qui pèsent sur l'individu. Faite d'honneur, d'austérité, de morale, cette philosophie insistait sur l'acceptation du monde. Et consacrait l'univers présent sans lui donner de transcendance. Le terrain était d'ailleurs préparé pour l'émergence d'une philosophie transcendante, d'une religion donnant un cadre plus clair que ces deux philosophies individualistes : le christianisme. C'est un des autres fondements de ce temps : la religion y est peu présente. Par habitude, on continue à révérer les personnages divins, mais ceux-ci sont le plus souvent considérés comme d'anciens humains mythifiés dans les temps ancestraux. Et ils sont finalement comparables aux surpuissants monarques des royaumes hellénistiques, que l'on idôlatrera comme on adorait les vieilles Artémis et Athéna, les anciens Poséidon et Apollon. Des cultes de la personnalité démesurés émergent dans ce monde désenchanté. N'y a-t-il pas là encore des proximités avec les temps contemporains?

J'ai essayé ici de donner quelques illustrations de la portée intellectuelle de cet ouvrage. Je ne suis pas persuadé d'y être parvenu. Mais que mon lecteur en soit assuré, je tiens cette histoire de l'âge hellénistique pour un des plus stimulants, un des plus passionnants livres d'histoire qu'il m'ait été donnée de lire. Et ce même si certains passages demandent une attention particulièrement soutenue : je pense notamment au chapitre sur les mathématiques, ou à celui portant sur les sciences de ce temps. Néanmoins, accessible à l'honnête homme, solidement charpenté pour le spécialiste (les notes de bas de page sont à cet égard fascinantes), ce livre est la clé d'entrée idéale pour qui veut mieux comprendre le monde antique... et même le nôtre.

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29 janvier 2008 2 29 /01 /janvier /2008 22:00
Parfois, j'achète des livres, je les commence, et je les abandonne sans les finir. Quelques temps plus tard, alors que le souvenir des pages lues s'estompe dans ma mémoire, j'y reviens. Sans trop me rappeler pour quelles raisons j'en ai interrompu la lecture. Parfois, cela aboutit à de vraies surprises : pourquoi donc n'ai-je pas fini? D'autres fois...hum... et bien je réponds sans vrais problèmes à cette question. C'est le cas du livre du jour. Arrêté autour de la centième page et jamais repris, en 2005, j'ai décidé, près de trois ans plus tard, de le lire enfin intégralement. Nous voici plongés dans une histoire d'espionnage, de contre-espionnage, de manipulation diplomatico-militaire en pleine seconde guerre mondiale. L'enjeu : la destinée de l'Europe. Les moyens : secrets, dissimulés pendant soixante ans par le Royaume-Uni. Les protagonistes : les dirigeants britanniques et nazis. L'affaire : le départ  vers l'Angleterre, inexpliqué, solitaire, du bras droit de Hitler, Rudolf Hess, en plein conflit. Ces quelques éléments paraissent prometteurs. Paraissent seulement.

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Martin Allen a entrepris ici une enquête longue de deux ans dans les archives anglaises et allemandes afin de trouver une réponse à la question jamais élucidée : pourquoi Rudolf Hess est-il parti en Ecosse en mai 1941? Pendant les quarante-six ans que dureront sa détention, jusqu'à son suicide à la prison de Spandau en 1987, Hess se taira. Aucun officiel britannique ne dérogera à la version officielle et commune : Hess, devenu fou, est parti de son plein gré négocier la paix seul avec Londres. Sauf que la vérité est beaucoup plus compliquée que cela. Et malgré ses efforts méritoires pour déméler l'écheveau de ces tractations secrètes, Allen ne parvient pas totalement à les éclaircir. La faute à un style oscillant entre le récit historique et le romanesque mal maîtrisé. Il ne cède certes pas à la tentation de raconter d'éventuels dialogues imaginaires. Il n'ajoute rien à ses sources. Mais il va d'un interlocuteur à l'autre, va en avant, revient en arrière, complexifiant inutilement son propos. En outre, pour des raisons d'accès aux sources, certains éléments restent dans l'ombre (jusque 2017). Et le lecteur moyennement concerné par la suite concrète d'évènements qui poussèrent Hess à se jeter dans la gueule du loup s'ennuira vite. Ce fut mon cas. Cependant, je vais essayer de résumer ce que j'ai compris de cette opération.

Rudolf Hess, présent en filigrane dans ce livre, est un des premiers compagnons de Hitler. Fils d'un marchand ruiné par la guerre, aviateur en 14-18, il rejoint rapidement le parti nazi. Devenu un des proches du futur Führer, il fait partie du putsch raté de 1923 qui envoie à la forteresse de Spandau le leader nazi. Il l'y accompagne et contribue à la rédaction de Mein Kampf. Il ne joue d'ailleurs pas seulement un rôle de secrétaire, mais contribue activement à l'élaboration des éléments géopolitiques de la doctrine national-socialiste. En effet, Hess est un élève du professeur Haushofer, père de la géopolitique allemande, théoricien du Lebensraum et de l'avènement des grands empires continentaux. Hitler en reprend les grandes lignes pour rédiger les passages qui concernent la politique extérieure du futur Reich. Quelques années plus tard, Hitler devient Chancelier. Histoire connue. La marche à la guerre, l'annexion de l'Autriche, des Sudètes, de la Pologne, du Danemark, de la Norvège, des Pays-Bas, de la Belgique, la victoire contre la France. Fin 1940, l'Allemagne domine le continent. Le Royaume-Uni, seul en guerre, dirigé par l'inflexible Churchill, continue seul le combat. Les nazis essaient, par des biais détournés, d'ouvrir des négociations concernant une éventuelle paix. L'Angleterre refuse. Cependant, la stratégie anglaise ne peut, à elle seule, renverser la puissance germanique. Il lui faut attendre l'entrée éventuelle dans le conflit des USA ou, pourquoi pas, de l'URSS. Les villes anglaises sont bombardées, le contrôle de la Méditerranée et celui du Moyen-Orient tiennent à quelques fils fragiles, la victoire paraît lointaine. Les allemands misent sur le découragement de leur dernier ennemi. Au coeur des services de renseignement britannique naît alors un projet particulièrement audacieux : faire croire aux allemands qu'une faction pacifiste va bientôt renverser Churchill et les durs du gouvernement à la Chambre.

Pour quelles raisons naît cette stratégie secrète? Depuis juillet 1940, les allemands n'ont cessé de faire comprendre à leurs interlocuteurs neutres (les diplomates en poste en Suède, la Croix-Rouge) qu'ils sont prêts à de nombreuses concessions à l'ouest pour avoir les mains libres à l'est - et ainsi attaquer l'URSS. Les anglais ont tout intérêt à faire croire aux allemands qu'ils désirent la paix. Cela permettrait de détourner l'Espagne d'une éventuelle entrée en guerre aux côtés de l'Axe - qui provoquerait immanquablement la perte de Gibraltar - ; cela permettrait aussi d'empêcher l'Allemagne d'envahir le Moyen-Orient et de tarir ainsi les approvisionnements pétroliers britanniques. La population anglaise, galvanisée par la résistance churchilienne, mais durement éprouvée par les attaques allemandes, ne saura rien de cette opération d'intoxication. L'objectif des anglais est donc de pousser les nazis à croire qu'une faction pacifiste, au demeurant inexistante, s'apprête à remplacer le gouvernement au pouvoir. Et qu'une partie de la famille royale est impliquée. Les services de renseignements de Sa Majesté utilisent le frère cadet du roi, le duc de Hamilton, l'ambassadeur d'Angleterre en Espagne, Samuel Hoare, vieux rival de Churchill, ainsi que Lord Halifax pour faire accroire leur version. Suivent des manipulations embrouillées des deux côtés. Au printemps 1941, la situation ne s'est pas éclaircie. L'Irak, victime de l'agitation nationaliste arabe, semble pouvoir, durant quelques jours, passer du côté de l'Axe ; la Yougoslavie et la Grèce sont tombées aux mains des nazis ; l'ancien Prime minister Lloyd George conteste les choix stratégiques et diplomatiques de Churchill à la Chambre ; la Luftwaffe a intensifé ses bombardements des villes anglaises. Apparemment fragilisée, l'Angleterre paraît mûre pour cette paix à laquelle Haushofer, Hess et Hitler aspirent tant. Par des canaux diplomatiques, les services secrets anglais font croire que la faction Halifax-Hoare-Hamilton s'apprête à s'emparer du pouvoir. Une réunion secrète est organisée entre un émissaire allemand et les pseudo-pacifistes britanniques.

A la mi-mai 1941, les anglais attendent le représentant allemand, sûrement un des proches de Hess, en Ecosse. Ils n'ont aucune idée de l'identité véritable de celui qui va venir évaluer les possibilités de paix. Car pendant ce temps, Hess, probablement en accord avec le Führer, a décidé de mener lui-même les négociations. Son poids politique, son importance devront enlever, dans son esprit, leurs dernières craintes aux pacifistes anglais et les pousser à agir, à renverser Churchill et à signer la paix. Car l'opération Barbarossa contre l'URSS, programmée depuis décembre, reportée suite à l'invasion de la Yougoslavie, ne peut plus être annulée. Staline sera prêt en 1942. Pour l'emporter, il faut attaquer en 1941... Hess quitte l'Allemagne seul, à bord d'un avion... A son arrivée, les anglais sont estomaqués. Ce n'est absolument pas l'homme qu'ils attendaient. Les voilà avec un poids encombrant sur les bras. Et la nouvelle se répand rapidement dans les journaux de Londres. La pseudo-faction de paix se dissout d'elle-même : l'intoxication des nazis a porté trop loin. Hess est fait prisonnier, interrogé. Hitler, sans nouvelles de lui, le déclare fou, arrête ses proches collaborateurs, comme Hess lui avait proposé de le faire en cas de piège anglais. Cependant, les conséquences du voyage de Hess sont moins graves pour les britanniques que prévu : les allemands s'attaqueront à l'URSS le 22 juin 1941, creusant leur propre tombe dans les steppes orientales.

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Après guerre, Hess sera jugé par le procès de Nuremberg et condamné à la prison à perpétuité. Il ne parlera jamais des raisons tangibles qui l'ont poussé à partir seul en Angleterre. Les autres témoins nazis de l'affaire ne pourront pas parler : Hitler et le professeur Haushofer suicidés ;  le fils Haushofer - qui fut la clé d'entrée des anglais auprès du sommet de l'Etat nazi - exécuté par la SS en avril 1945 pour sa participation au complot contre le Führer en août 44. Allen semble d'ailleurs accuser ses compatriotes d'avoir maquillé le meurtre du professeur Haushofer en suicide (les historiens sont en net désaccord entre eux à ce sujet). Du côté britannique, on taira cette entreprise à moitié ratée d'intoxication : les soviétiques, soupçonneux, auraient tiré un trop grand avantage politique de la révélation de ces fourberies bien peu en accord avec la geste churchillienne de la résistance absolue. L'histoire ne sera donc révélée que bien après le suicide de Hess (1987). Par Martin Allen.

L'historien anglais n'est pas un écrivain. Dommage qu'il s'abandonne à des descriptions littéraires. Elles sonnent particulièrement faux et nuisent à la lecture. Ce serait pêché véniel si des erreurs historiques graves ne s'étaient greffées au récit : Allen parle d'application de la politique extérieure nazie en 1930 (trois avant l'accession de Hitler au pouvoir), semble placer Bakou en Bessarabie, parle du Drang nach osten contre l'Ottoman... Je soupçonne le traducteur d'avoir mal fait son travail, tellement ces trois passages sont alambiqués. Cela dit, le lecteur peut s'interroger sur le niveau d'un livre qui allie pseudo-romanesque de bas-étage, erreurs factuelles et obscurité du propos. Allen passe trop vite à mon sens sur les raisons essentielles qui expliquent le départ de Hess pour l'Angleterre, à la plus grande surprise des instigateurs du plan eux-mêmes : la lutte des chefs, cette concurrence effrénée entre hiérarques, la faiblesse psychologique de Hess (qui n'est pas qu'une simulation à destination de ses geôliers de Spandau - cf. les mémoires de Speer), l'aveuglement des nazis sur les conséquences à l'étranger de leur politique, leur profonde incompréhension des enjeux stratégiques à terme, etc... Je m'interroge d'ailleurs au final sur le sérieux réel de ce livre : les archives ne pouvant être explorées avant quelques années, je me demande si nous n'aurons pas un remake du livre, avec des éléments supplémentaires. Allen a ici essayé de prouver que l'Angleterre avait réussi à manipuler le IIIe Reich pendant la guerre. Il juge, dans un final assez ridicule, "qu'il est des secrets qu'il vaut mieux ne pas ravir au passé". Je ne vois sincèrement pas ce que le fait que le Royaume-Uni ait su se jouer des nazis pendant la guerre, pour sauver son empire - et sa peau -, peut avoir de terrible aujourd'hui. Le secret pouvait être justifié durant le conflit et dans l'immédiat après-guerre. Mais maintenant que tous les protagonistes sont morts, il était justement temps d'éclaircir ce passage trouble de l'histoire de la seconde guerre mondiale. Et ce livre tente de le faire : l'enquête est réalisée, la monographie à peu près convaincante, l'objectif à moitié atteint. Au final... décevant.


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24 janvier 2008 4 24 /01 /janvier /2008 21:45
Les éditions Fides, une maison québecoise, ont passé un accord, voilà quelques années, pour assurer la traduction d'une partie de la collection "biographies" de Penguin Books. Ces livres, vendus assez cher n'ont apparemment pas trouvé leur public en France. Les stocks d'invendus ont été vendus à "Bookan", un magasin de livres discount. C'est là que j'ai trouvé cet ouvrage, que je cherchais depuis un moment, ayant plusieurs fois hésité à le commander par internet. Après coup, je me rend compte que j'ai bien fait d'attendre, car ça n'en aurait pas valu le coup. Non que le livre soit mauvais, loin de là. Mais il fait 140 pages, avec un interligne large et des gros caractères... Il s'apparente plus à un long reportage qu'à un vrai livre d'histoire. J'espérais et je recherchais quelque chose de plus étoffé. Néanmoins, sa lecture ne fut pas inutile. Auchincloss brosse ici le portrait d'un des hommes politiques américains les plus influents du XXe siècle, Woodrow Wilson. Les biographies universitaires le concernant s'étalent en général sur trois à cinq tomes. Cet opuscule ne peut rivaliser, et se contente de donner un aperçu de la question. Car Wilson fut un personnage fascinant : universitaire, il dirigea l'Université de Princeton avant d'entrer en politique et de devenir Président des Etats-Unis. Il fut d'ailleurs l'un des deux seuls démocrates à accéder à la magistrature suprême, dans des conditions particulièrement favorables il est vrai, entre l'élection de Lincoln (1861) et la fin du mandat de Hoover (1929). Il fut aussi, et surtout, le président qui engagea l'Amérique dans la première guerre mondiale, l'initiateur malheureux de la S.D.N. et un des artisans du désastreux Traité de Versailles. Ce fut avec les Pères Fondateurs, Jackson, Lincoln et les Roosevelt, un des présidents les plus importants que connurent les Etats-Unis avant la seconde guerre mondiale, qui consacra leur ascension à un degré supérieur d'importance géopolitique.


wilson.jpg


Wilson était un personnage étrange. Particulièrement brillant, intellectuel - ce qui est rare chez les politiciens américains -, profondément croyant, originaire du sud, convaincu de l'éminence de son rôle dans l'histoire mondiale et dans le triomphe du bien, il intrigua ses contemporains. Sigmund Freud en fit d'ailleurs un portrait particulièrement acéré, récemment réédité chez Payot. Né en 1856 en Virginie, fils d'un pasteur présbytérien, il mena une belle carrière de professeur. Spécialiste en histoire et en science politique, il publia plusieurs ouvrages qui assurèrent sa notoriété dans les milieux cultivés, oeuvre "étincelante d'intelligence" selon les mots de son biographe. Centré sur les problèmes institutionnels américains et britanniques, il apportait des réponses à la crise morale et politique que traversa l'Amérique après la guerre de Sécession. Cet âge, qui s'étend de l'assassinat de Lincoln (1865) à la guerre de Cuba (1898) est connu sous le nom de Gilded Age (l'âge doré, ou âge en toc). Pour mieux comprendre le contexte qui mena Wilson à la politique, il faut revenir aux grandes lignes de ce que fut cette époque. Après la réunification et l'assassinat de Lincoln, son successeur, Andrew Johnson refusa de briser les politiques ségrégationnistes du sud. Alors que les plus ardents républicains avaient espéré que la défaite des Confédérés serait l'occasion de réduire à néant les particularismes du sud liés à l'esclavage, Johnson temporisa. Il le fit tellement qu'il échappa de très peu à un impeachment. La fonction présidentielle sortit affaiblie de l'épreuve de force. Son successeur, le général héros de l'Union Ulysses Grant, qui avait l'opportunité de restaurer la présidence, n'en fit rien. La présidence des Etats-Unis tomba en déshérence et s'affaiblit à un point que seuls ceux qui ont connu l'immédiat après-Nixon peuvent imaginer. Des personnalités pâles se succédaient à la Maison-Blanche. Pendant ce temps, la Révolution industrielle avait permis à des hommes partis de rien de se tailler des empires : Rockefeller, Carnegie, J.P.Morgan, pour ne citer que les plus célèbres. Le pouvoir économique primait sur la politique fédérale, que personnait n'incarnait. L'arrogance arriviste et clinquante des magnats du Gilded Age signait une mise à mort des idéaux de la République.

Wilson, durant ses années de professeur, s'insurgea contre l'abaissement du système des Pères Fondateurs et proposa dans ses ouvrages une série de réformes institutionnelles. Il se rendit compte peu à peu que ses idées audacieuses pourraient être mieux portées dans l'espace public si lui-même se lançait en politique. Avant cela, il accéda à la présidence de l'Université de Princeton, à l'époque moins réputée qu'aujourd'hui. Dans ce poste stratégique, il s'essaya enfin à la politique, à modeste échelle. Une réforme des enseignements entraîna un gain de prestige et fit, à terme, de son université une rivale d'Harvard et de Yale. Le début de sa présidence fut un franc succès, mais rapidement ses défauts prirent le pas sur ses qualités. Deux projets de transformation du campus soulevèrent une vive opposition. Il essaya de trancher avec autorité, voire autoritarisme, et rompit avec la plupart de ses opposants, même ceux qui avaient été de ses proches. Convaincu d'être le porte-parole du bien et de la vertu, il assimila rapidement ceux qui exprimaient leur désaccord à des traîtres, révélant là sa rigidité psychologique et son manichéisme outrancier.

Il quitta peu après l'université. Certains démocrates du New Jersey étaient persuadés d'avoir trouvé en lui le moyen de détacher les progressistes du Parti républicain et de l'emporter au niveau local, voire au niveau national. Il est ici encore nécessaire de revenir à l'histoire Américaine. Le gilded age ne prit pas fin du jour au lendemain. Cependant la crise institutionnelle et économique qui découlait de l'affairisme et de la corruption des élites de Washington entraînèrent l'apparition de politiciens populistes et charismatiques. William Jennings Bryan, démocrate, trois fois candidat à la Maison-Blanche, trois fois vaincu, en appelait à la Bible pour lutter contre le veau d'or. Ses discours enflammaient les masses des paysans du sud, rattachés au démocrates depuis la guerre civile. Chez les républicains, le progressiste républicain Teddy Roosevelt, Président depuis 1901, luttait de toutes ses forces contre le big businness, les trusts et la corruption. L'ambiance était propice à l'émergence d'un moraliste vertueux et intransigeant. Roosevelt, très populaire, ralliait aux républicains les publics du Nord et de l'Ouest sensibles à ses thématiques populistes. Le calcul des pontes démocrates du New Jersey était de propulser Wilson au sommet, de profiter du progressisme ambiant pour conquérir la Maison-Blanche et le pouvoir. Seulement ces hommes, liés à certains trusts, escomptaient aussi beaucoup de la naïveté de Wilson et de son apparente modération réfléchie pour tirer les ficelles. Wilson devait les décevoir. Devenu gouverneur facilement, sa popularité s'élèva jusqu'à faire de lui un des principaux favoris de l'élection de 1912. Il avait déjà pris son envol contre les boss du parti démocrate local et prouvé son indépendance pleine d'idéalisme et de vertu.


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Lors des 18 précédentes élections, les démocrates avaient été vaincus 16 fois. Triomphant largement dans le sud et auprès des minorités catholiques, mais auprès d'elles uniquement (ou presque) ils ne parvenaient quasiment jamais à remporter la mise. Cette élection se présentait sous de meilleures auspices. En 1908, Teddy Roosevelt quitta la Maison-Blanche après son deuxième mandat. Son vice-président, Taft, lui succéda. Seulement à l'époque un président pouvait juridiquement exercer autant de mandats qu'il le pouvait et le voulait. Une tradition remontant à Washington faisait qu'aucun président n'avait tenté de se faire élire une troisième fois. Mais Taft n'avait pas montré assez d'empressement à appliquer la politique de Roosevelt une fois élu. L'impétueux Teddy décida alors de rompre avec les républicains et de fonder le Parti Progressiste. En ordre dispersé, les républicains perdirent l'élection. Wilson l'emporta largement sur les deux frères ennemis Taft et Roosevelt. Devenu président, il bénéficia de la restauration du rôle du président entamée par Roosevelt et l'accentua encore. Il abaissa les tarifs douaniers, instaura la réserve fédérale (la célèbre FED), ruinant le monopole financier du big business, et put ainsi se targuer d'un bon bilan économique. Au niveau international, la guerre civile mexicaine accapara son attention, le temps d'une malheureuse aventure à Veracruz. Mais ce n'était rien en comparaison des évènements européens. Résolument neutres dans la guerre qui opposait l'Alliance à l'Entente, les américains se trouvèrent peu à peu entraînés dans le conflit. Les attaques des sous-marins allemands contre les navires civils américains firent monter la tension. Réélu en 1916, il s'efforca par tous les moyens de préserver la neutralité américaine. Peu à peu les pressions britanniques et l'attitude allemande le firent basculer. En avril 1917, les USA entrèrent en guerre. Leur appui économique et militaire finit par faire pencher la balance du côté de la France et de l'Angleterre.

Les alliés étaient cependant en net désaccord quant au règlement de la paix. Wilson tenait à ses  fameux "Quatorze Points" qui constituaient un programme fort idéaliste, et se rendit à Versailles pour les faire appliquer. Les lecteurs savent quelle catastrophe ce traité engendra. Mal construit, partagé entre un idéalisme de principe et un cynisme des mesures, il ne régla que provisoirement le destin de l'Europe. Le Président avait cependant l'impression d'avoir acquis gain de cause. Seulement, l'adhésionà  la S.D.N, dont il avait impulsé la création ne fut jamais votée par le Sénat américain. Sous la conduite d'Henry Cabot Lodge, leader de l'opposition républicaine au Sénat, le Traité de Versailles fut repoussé. Cet échec fut largement la conséquence du refus de Wilson de transiger et de négocier avec ses opposants. Il signa ici la fin de sa carrière politique. Victime d'une attaque cérébrale grave en septembre 1919, il occupa la présidence sans plus exercer le pouvoir jusqu'à l'échéance de son mandat en 1920. Il mourut en 1924.


wilsonfreud.jpgUne autre lecture, une vision plus radicale de l'homme, qualifié de malade mental, d'idéaliste pitoyable, de menteur instable et de dévot aliéné


Un aspect fascinant du président Wilson, au-delà du rôle historique qu'il eût à jouer (j'ai tenté d'éclaircir ici certains points obscurs, passant rapidement sur les aspects les plus connus), ce fut sa personnalité. Que Sigmund Freud se soit intéressé à son cas n'est pas sans raison. Vertueux jusqu'au manichéisme, intellectuel jusqu'à l'idéalisme le plus déconnecté de la réalité politique, croyant jusqu'au fanatisme, brillant intellectuel durci par l'orgueil, Wilson se révèle très différent de ceux qui le précédèrent et de ceux qui lui succédèrent. Rarement un président des Etats-Unis aura été aussi moraliste, raisonneur, intransigeant, persuadé d'être le vecteur du Bien dans la lutte contre le mal. Ses attaques cérébrales, selon Auchincloss, ne firent qu'accuser les traits les plus insupportables de son caractère. Son entourage,
surtout ses femmes successives, en adoration devant sa personne, aggrava encore ses défauts. Parangon de vertu, il était l'homme de principes sacrés et bibliques dans un monde qui ne les craignaient plus. Persuadé d'être la voix du Bien et de Dieu jusqu'à la démesure, il finit par échouer. Ses Quatorze points étaient inapplicables, les puissances européennes ne voulaient pas en tenir compte. La SDN, l'idée d'une paix collectivement assurée par les Etats, violait les principes isolationnistes chers aux américains. L'accroissement du rôle de la Présidence dont il fut responsable s'échoua un temps dans les sables de l'affairisme et de l'inaction, avant qu'un autre que lui ne la relève, douze ans après, durablement cette fois-ci, grâce au New Deal. Le progressisme qu'il avait pu en partie incarner sombra avec la candidature LaFollette en 1924 et laissa place aux Années Folles chères à Babitt. Pourtant, il fut un bon Président de guerre. Il sut diriger la nation habilement avant l'entrée dans le conflit et la mener à la victoire. Ses quelques réformes économiques ont encore des ramifications aujourd'hui. Et l'héritage de sa pensée est toujours présent dans l'Amérique contemporaine. Ne disait-on pas de Bush Jr qu'il était le représentant du Wilsonisme botté, c'est à dire d'un idéalisme manichéen prêt à faire la guerre pour atteindre ses buts vertueux?

La biographie de Louis Auchincloss, qui tient plus du portrait que d'autre chose, éclaire quelques aspects méconnus de la personnalité de Wilson. Il présente, synthétiquement, ce que fut pour l'Amérique cet intellectuel aux fines lunettes d'acier dans une époque d'hommes de guerre et de combattants. Dans l'histoire américaine, le chapitre Wilson est contrasté. Mais il compte. Et Auchincloss réussit à nous le faire percevoir. Cependant, j'estime que le lecteur novice en histoire politique américaine aura quelques problèmes à saisir d'emblée le contexte de la Présidence Wilson. Pour une fois, dans une recension, j'ai été contraint d'illustrer l'arrière-plan pour pouvoir m'expliquer sur le fond. Malheureusement, en 140 pages, l'auteur ne pouvait guère faire mieux. D'autant plus qu'il se perd parfois dans des considérations beaucoup trop étendues sur la vie privée de Wilson, sur ses aventures féminines (étrangement peu en rapport avec la vertu outrancière de ses principes), sur la dualité de son psychisme. Le survol est le principal défaut de l'ouvrage : faire trop court c'est aussi perdre du sens. Ce livre est malheureusement le seul de son genre disponible en français. Ce qui en fait, malgré ses défauts évidents, de facto, le meilleur sur le sujet.
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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 20:00
Dans la sinistre galerie de criminels du National-socialisme, Albert Speer représente une exception. A tel point qu'énoncer cette idée aujourd'hui ne présente plus guère d'intérêt, sinon celui de répéter un lieu commun duquel partent la plupart des historiens de la période. Exception parce qu'il était cultivé, venait d'un milieu plutôt aisé, avait vécu une enfance sans drames ni aspérités, que tout chez lui respirait une normalité, le conformisme d'une bonne bourgeoisie rhénane. Le voir aux côtés de névrosés, d'intellectuels ratés, de revanchards aigris, laisse toujours une étrange impression à l'individu d'aujourd'hui. Peut-être justement parce que cette absence de singularités explicatives nous met mal à l'aise et nous renvoie à l'incertitude de nos propres destinées en pareilles circonstances. Mais je m'avance déjà beaucoup trop. Joachim Fest, l'auteur, récemment décédé, a écrit ici une biographie qu'on pourrait qualifier de définitive tant que de nouveaux éléments n'auront pas été apportés au dossier Speer. Historien du nazisme, contemporain de l'Allemagne nazie (il est né en 1926), il a consacré sa vie à tenter de comprendre Hitler et ses comparses. Parmi ceux-ci dont, quelqu'un détonne, le favori un temps du führer, l'architecte Speer. Il est le seul hiérarque du premier cercle a avoir survécu à la guerre puis au procès de Nüremberg. Il est le seul à avoir reconnu sa propre responsabilité dans le drame qu'a été le nazisme, et à avoir cherché à l'assumer (avec quelques bémols nous le verrons). Il est le seul à avoir écrit des mémoires circonstanciés et un journal de sa détention dans lequel il se remet en cause. J'avais lu il y a quelques années Au coeur du troisième Reich et le Journal de Spandau, et l'ensemble m'avait frappé suffisamment pour qu'un jour, je revienne à Speer, mais cette fois-ci par le biais de l'analyse historique.


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Né en 1905 et élevé à Mannheim puis à Heidelberg, dans un milieu aisé et très convenable, Albert Speer se destina très tôt à la profession de son père, celle d'architecte. Parti s'installer à Berlin, il devint la victime, à la fin de ses études, de la crise qui s'abattit sur l'Allemagne. Dans une situation délicate, il ne laissa pourtant à l'époque percer aucun intérêt pour la politique et les deux mouvements radicaux qui s'opposent avec violence dans les rues de la capitale : le communisme et le national-socialisme. Jusqu'au jour de la fin 1930 où il accompagna des amis à un meeting d'Hitler. La fascination qu'il ressentit ce soir là pour le chef du NSDAP le poussa à s'inscrire au parti. Etant architecte et passablement désoeuvré, certains membres de la direction berlinoise - assumée à l'époque par Joesph Goebbels - firent appel à lui pour des travaux. Rien de suffisamment tangible pour justifier d'ailleurs sa future et soudaine ascension. Il faudra un concours de circonstance pour qu'il se distingue. Ce seront l'aménagement du bâtiment du Gau de Berlin (il y rencontra Goebbels), puis celle du ministère de la Propagande qui assureront sa notoriété dans les cercles dirigeants d'un NSDAP désormais au pouvoir. Le propagandiste boîteux le promut auprès de Hitler qui manifesta rapidement l'envie de le rencontrer. L'histoire était en marche. Cela n'empêchera pas Goebbels de devenir au fil du temps un des ennemis les plus acharnés de l'architecte devenu ministre.

La relation avec Hitler qui débuta en 1934 sera fondamentale pour Speer. Le chef de l'Allemagne nazie lui fit confiance. Se prenant lui-même pour un artiste, il apprécia le fait d'avoir auprès de lui quelque chose d'autre qu'un politicien, un combattant, quelqu'un ressemblant à ce qu'il auraot pu devenir sans l'engagement politique qui marqua sa vie. Du moins c'est ce qu'affirmait Hitler en ces années de grande proximité. Speer fit rapidement partie du premier cercle, sans jamais exercer de réelles fonctions politiques avant 1942. Durant ces années-là, il participa à plusieurs projets : la construction de la nouvelle chancellerie, la mise en chantier de la transformation de Berlin en Germania, monumentale capitale d'un Reich prévu pour durer mille ans, la conception et la réalisation des sons et lumières de Nüremberg, ces immenses et impressionnantes réunions nocturnes des nazis, etc... Hitler et Speer nouèrent une relation de proximité qui fit dire à certains que Speer était "l'amour contrarié d'Hitler". Il y eut toujours dans leurs relations une souplesse, une tolérance que le führer ne montrait avec personne d'autre. Fut-il resté favori du tyran et architecte, Speer ne justifierait pas que l'histoire s'y intéresse. Son héritage artistique est du reste extrêmement ténu, la plupart de ses projets ne virent jamais le jour et ceux qui le virent disparurent sous les bombes alliées. Son travail ne représentait d'ailleurs qu'une mise en oeuvre pratique des idéaux totalitaires : bâtiments massifs, grandiloquents, sans âme, au service de l'idéal totalitaire et de l'écrasement permanent de l'individu. Le chapitre sur Germania est d'ailleurs instructif à ce sujet. Le Dôme de 220 mètres de haut, l'arc de triomphe 50 fois plus volumineux que celui de la place de l'Etoile n'en sont que les plus célèbres avatars.

Lorsque la guerre débuta, le travail de Speer et ses projets architecturaux passèrent au second plan, même si Hitler n'y renonça jamais vraiment. Néanmoins, la destruction de quartiers entiers de Berlin, et notamment celui du quartier juif, furent le premier contact de Speer avec l'administration, la gestion et un rôle plus technocratique. Même s'il n'en parla à aucun moment dans ses livres - dissimulant même certains documents quant à cet évènement - Speer sut à l'époque que l'évacuation des juifs ne se passait pas sans violence. L'extermination des juifs n'était pas encore décidée. Mais le processus y menant était enclenché. Fest revient sur cet épisode et tente d'éclaircir le silence gêné que Speer laissa longtemps planer à ce sujet. Il en conclut que dès 1938, Speer savait déjà que la politique antijuive pratiquée avait développé des aspects inhumains et inacceptables. Mais que, comme une partie des allemands, sans états d'âme, il se voila la face.

albert-speer-1-sized.jpgSpeer

Au début 1942, l'Allemagne est en guerre contre l'Union Soviétique et le Royaume-Uni. Ses succès initiaux ne lui ont pas permis d'emporter la partie face à Londres et à Moscou. Elle a de plus imprudemment ouvert les hostilités face aux géant américain au lendemain de Pearl Harbour. Alors qu'il était venu rencontrer Hitler dans son QG de l'est, en février, Speer vécut le tournant de son existence. Le Dr Todt, ministre de l'armement, se tua dans un étrange accident d'avion et Hitler décida de nommer son architecte à sa place. Propulsé à la tête d'un département qu'il ne connaissait pas, dans un environnement plutôt défavorable, il parvint en quelques semaines à augmenter la production de guerre. Durant toute l'année 1942, Speer lutta avec succès contre les incohérence de la pratique hitlérienne du pouvoir et parvint à diminuer peu à peu les ingérences des autres hiérarques dans son domaine. Il est utile ici de rappeler brièvement que l'Allemagne nazie ne fonctionnait pas de manière pyramidale. Bien au contraire, elle était un chaos organisé, dans lequel les missions avaient plusieurs titulaires et dans lequel les luttes de personnes, de clans, faisaient rage sous l'arbitrage suprême du führer. Être proche de lui, comme Speer pouvait l'être, c'était l'assurance d'être écouté et donc d'atteindre ses buts. Dans la lutte féroce que se livraient les membres du premier cercle, Speer fit longtemps très bonne figure. Fin 1943, certains semblaient même voir en lui un héritier possible de Hitler. Lui-même ne fut pas sans caresser cette idée, devenir Führer (témoignage de proches). Seulement les très bons résultats de son ministère, son ascension même, commencèrent à susciter des jalousies mais également à lui faire perdre quelque peu le sens de la mesure. Opposé de plus en plus farouchement aux représentants du Reich dans les régions, les gauleiters, tous vieux membres du Parti, il commença lentement à perdre pied et à tomber en disgrâce. En outre, les hiérarques, Goering, Bormann, Ley, Goebbels, Himmler commençaient à le considérer comme un rival potentiel et sérieux.

D'abord mesuré, le déclin de son influence s'accrut avec l'enchaînement de défaites que connut le Reich. Après deux ans de travail forcené, le physique même de Speer le lâcha. Malade au début 1944, il fut envoyé se faire soigner dans une clinique tenue par le médecin personnel de Himmler, le docteur Gebhardt (sinistre SS exécuté après guerre). En fait de soins, il fut victime d'une sorte de tentative d'assassinat médical lent qui n'échoua que par la détermination de Speer à fuir la clinique. Désormais Speer avait perdu la main. Il demeurait un ministre important, aux résultats convaincants, mais il était en conflit avec la plupart des principaux nazis. Cependant son statut d'ancien favori de Hitler le protégea finalement contre toute sérieuse tentative d'élimination. En juillet 1944, l'attentat contre Hitler mit en cause plusieurs militaires proches du ministre de l'armement. Non impliqué, il fut néanmoins soupçonné et perdit d'autant plus d'influence au sein du pouvoir. Lors de la lente agonie du IIIe Reich, la production d'armement devenant de plus en plus difficile - la chasse de la Luftwaffe n'empêchait plus guère les bombardiers alliés de détruire les sites de production- Speer passa son temps à colmater les brèches. Lorsque la défaite devint inéluctable, Hitler prit des mesures de destruction généralisée de tous les moyens de survie du peuple allemand après-guerre : canalisations, routes, production d'electricité, etc... Speer l'empêcha le plus possible en se réclamant d'arguments ahurissants de naïveté. En gros, il disait : "ne détruisez pas les installations, nous allons bientôt contre-attaquer grâce à nos armes secrètes, et quand nous reprendrons position ici, il faut que tout soit en état de marche". Evidemment, le ministre de l'armement ne pouvait pas croire à l'existence de ces armements secrets, vu sa position dans l'organigramme administratif nazi. Mais cela suffisait le plus souvent à empêcher d'inutiles destructions supplémentaires et à contrecarrer le suicide collectif ordonné par le Führer. On devine déjà toute l'importance que Speer accordera à cette sorte de résistance finale dans les épreuves futures.

Le 8 mai 1945, l'Allemagne capitule. Quelques semaines durant, les diadoques encore en vie, dont Speer, "gouvernèrent" de Flensburg sous l'égide du successeur de Hitler, l'amiral Dönitz. Rapidement les alliés mirent fin à la mascarade et, dans la suite de l'année, décidèrent de juger les hiérarques survivants. Hitler, Himmler, Goebbels suicidés, Bormann disparu, il restait cependant suffisamment de dirigeants pour organiser un procès, le célèbre procès de Nuremberg. Alors que ses coaccusés tinrent une ligne de défense centrée sur leur irresponsabilité et sur leur obéissance aux ordres de Hitler, Speer fut le seul à reconnaître sa responsabilité et à remettre en cause la nature même de ses actes. Nul ne parvint jamais à savoir si c'était là une stratégie pour échapper à la potence, toujours est-il qu'il ne fut condamné qu'à vingt ans de prison. Le récit circonstancié de son maigre projet d'assassinat du Führer en 1945 eut un impact sans commune mesure avec l'importance réelle de cette tentative. Les historiens, avec les découvertes faites depuis, à propos des juifs de Berlin, de la visite d'usines et de camps de travail ou du travail forcé aux conditions proprement infernales, pensent que Speer aurait en fait du être exécuté comme dix autres hiérarques. Mais il s'en sortit, et Fest n'est pas le dernier à soupçonner Speer d'avoir su manipuler le procureur Jackson et l'accusation pour s'en sortir. Durant sa longue détention, l'ancien ministre de l'armement rédigea ses deux ouvrages les plus célèbres, sans guère de concession envers lui-même. Il y fit notamment son autocritique et cherche à comprendre les raisons qui le poussèrent à participer à une des plus criminelles entreprises de l'histoire. La fascination éprouvée à l'égard de Hitler, les opportunités de carrière que le nouveau régime lui offrit en sont probablement les causes principales. Il est d'ailleurs remarquable que Speer, réfléchissant des années après, révèla son incapacité totale à choisir, s'il devait revivre sa vie, entre une existence bourgeoise sans heurts et son destin dans la tragédie nazie. Et ce malgré tout ce qu'il en savait et ce qu'il comprenait de ses responsabilités. Libéré en 1966, il vécut une vieillesse relativement médiatique avant de s'éteindre en 1982.

fest.jpgJoachim Fest (1926-2006)

Joachim Fest conclut cette biographie par un chapitre extrêmement pertinent sur Speer et ce qu'il représente. D'abord l'assujetissement à Hitler. Fest l'analyse non du point de vue de l'architecte, mais de celui de Hitler lui-même, qui montra un grand acharnement à séduire puis à garder celui qu'il voyait comme son égal artistique. Reprendre ici les arguments de l'historien dépasserait les limites de cette déjà longue note de lecture, mais on peut résumer l'idée centrale du lien Speer-Hitler en une fascination réciproque qui aveugla l'architecte sur la nature réelle de la personne qu'il avait en face. Deuxième point notable, Speer fut le seul à reconnaître sa propre culpabilité, sa responsabilité et à y réfléchir aussi longuement. Fest ne conteste pas la sincérité de cet aveu. Mais il lui attribue une cécité morale, une insensibilité, une froideur émotionnelle (souvent constatée par ceux qui connurent Speer), une capacité de refoulement qui explique que la reconnaissance de sa propre culpabilité ait pu toujours laisser une sorte de gêne à ceux qui le connurent. Il était sincère, mais au fond, ressentait-il réellement la portée de ses actes? Cette gêne mise à part, Fest reconnaît à Speer le mérite de n'avoir jamais mythifié le régime ou de s'être absous ses propres responsabilités. Reste ce vide émotionnel. Enfin, Fest voit chez Speer, homme talentueux sans être génial un trait rarement noté par ses biographes : le fait qu'il était incapable d'agir par lui-même. Il lui fallut une impulsion extérieure pour devenir architecte (son père), pour réaliser ses travaux des années 30 (Hitler), pour se plonger dans la politique de l'armement (Hitler encore) qu'il n'avait jamais ambitionnée, pour reconnaître sa culpabilité et écrire deux volumineux essais sans trop de concessions quant à son rôle historique (le procès de Nuremberg). L'idée de Fest, assez séduisante, c'est que Speer, sans convictions profondes, pragmatique, arriviste, ambitieux, sans sens moral, est plus proche de beaucoup d'entre nous qu'une bonne partie des désaxés qui gouvernèrent l'Allemagne durant douze ans. Produit de la civilisation des moeurs et des idées, il devint sans complexe et sans recul le complice d'une des plus odieuses barbaries de l'histoire. Et c'est peut-être cela qui rend Speer si moderne, si intéressant psychologiquement. Le conformisme ambitieux poussé à son paroxysme, jusqu'à l'absence de sens moral  : une existence fonctionnelle, au rythme imparti par d'autres, une vie sans qualités.

Vous le devinez déjà, si j'ai consacré tant de lignes à ce livre, c'est que je le trouve extrêmement intéressant. Au niveau factuel, ayant déjà lu pas mal de livres au sujet du IIIe Reich et de Speer, je n'ai pas appris grand chose. Sinon quelques éléments sur les juifs de Berlin et sur le travail forcé. Ce que j'ai trouvé de plus enrichissant, c'est la lumière jetée sur les vides de la personnalité de Speer, sur cet étrange malaise ressenti à la lecture du Journal de Spandau ou d'Au coeur du Troisième Reich. Vous n'êtes pas devant quelqu'un qui défend un bilan, ou qui tente de s'absoudre - peut-être un peu, mais c'est bénin comparé à tous les autres -, non, il reconnaît sa culpabilité, celle de Hitler. Et pourtant, vous avez cette impression que ça ne suffit pas. Qu'il n'a pas tout compris. Que quelque chose manque. Ce ressenti, Fest l'éclaire dans un magistral dernier chapitre qui constitue, à mon sens, le point final de ce qui peut être dit sur le personnage, sauf nouvelle découverte improbable.
Un bémol seulement, pourquoi donc Perrin, l'éditeur, a-t-il jugé bon de sous-titrer le livre "Le confident de Hitler", un peu comme on publie, le porte-monnaie intéressé, les confessions d'un laquais de tel ou tel grand de ce monde? Ce n'est pas rendre service au livre. Speer n'était pas le confident de Hitler, qui n'eut sûrement jamais personne de ce type pour jouer ce rôle, mais bien le témoin le plus proche, le plus prolixe et le plus honnête intellectuellement qu'ait laissé l'atroce bal des criminels que fut le régime nazi... En outre, l'éditeur a poussé la malhonnêteté jusqu'à travestir le sens du livre sur la quatrième de couverture, qui sous-entend que l'ouvrage "prouve enfin qui était vraiment ce salopard". Ce qui n'est pas la teneur du livre, qui ne cherche pas à dénoncer mais bien à comprendre et à faire comprendre le trajet d'un homme normal jusqu'aux abysses du crime. Une lecture difficile à ignorer pour qui s'intéresse au sujet.
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20 décembre 2007 4 20 /12 /décembre /2007 18:00
Je continue dans ce cycle "livres d'histoire" avec un détour au XVIIIe siècle. Certaines périodes se caractérisent par une agitation révolutionnaire supérieure à la moyenne. Le milieu du XIXe siècle ou le début du XXe siècle en furent l'exemple. Mais celle qui  initia à terme ces révoltes se produisit entre 1775 et 1805. En 30 ans, les colonies d'Amérique et les grandes nations européennes connurent presque toutes ce genre d'agitation. Le francocentrisme pourrait laisser croire que seule la France vécut un épisode révolutionnaire. C'est évidemment faux : Etats-Unis, colonies françaises, colonies espagnoles, Pays-Bas, Rhénanie, Suisse, Italie, Grèce, Autriche, Russie traversèrent, à des degrés différents, des périodes d'intense agitation. Reconnaissons-le tout de suite, le livre de Jacques Solé met plus en exergue les différences que les ressemblances entre ces épisodes.  Il décrit, à la suite, sept grands épisodes révolutionnaires et ne les relie qu'assez peu entre eux.


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Ce livre est d'ailleurs plus un collage de brèves synthèses (quarante pages chacune environ) qu'une vaste étude des révolutions de l'époque. Il s'ouvre avec un chapitre qui n'apprend pas grand chose aux connaisseurs de la Révolution américaine. Je noterai seulement quelques éléments : la faiblesse de la direction politique de la guerre civile ; la médiocrité de la stratégie anglaise ; le flottement qui précède l'adoption du monument constitutionnel américain. La guerre civile est gagnée, malgré l'opposition, souvent négligée, des loyalistes - qui peupleront ensuite le Canada - et de certains indiens. La narration mythique de la Guerre de 1776-1784 insiste souvent sur le caractère unanime et légitime de la résistance coloniale. Solé remet en perspective ces deux croyances : le doute, l'incertitude, le refus caractérisèrent aussi de larges parties de la population des Treize Colonies. Sans la finesse de Washington, l'appui de la France, la nullité des commandants anglais et la lassitude du gouvernement britannique, la rébellion aurait pu être vaincue. Sa réussite, quelque peu inespérée, aboutit alors à un flottement politique auquel la Constitution, mise en forme par Madison et Hamilton principalement, met fin. Solé parle même de "coup d'Etat fédéraliste" (les partisans d'Hamilton). Malheureusement, la brieveté de ce chapitre ne permet pas à Solé d'approfondir outre mesure. C'est d'ailleurs l'un des défauts majeurs du livre.

Solé se tourne ensuite vers les Pays-Bas : une révolution des bourgeois y met fin provisoirement au pouvoirs du Stadthouter, largement despotiques, et ce avant même 1789. Finalement vaincue par une intervention anglaise et prussienne, la révolution batave renaîtra quelques temps de ses cendres avec l'invasion française. Mais, comme en Rhénanie, en Italie ou en Suisse, le pouvoir français, avide, pillard, causera la chute des nouvelles institutions. Annexion, départementalisation... tout ceci finira avec la chute de Napoléon. Contrairement à la Hollande, la Rhénanie ou l'Italie ne sont pas des terres proprement révolutionnaires : l'équilibre y est, à des doses plus ou moins fortes, remarquable. La présence française ne sera jamais considérée, sauf par quelques collaborateurs italiens, comme une entreprise de libération, mais bien comme une invasion. Les rhénans et les italiens souffriront de la disjonction entre la rhétorique libératrice, surtout sensible avant la chute de Robespierre et la pratique d'occupation, violente et dévoyée, qui s'accentuera avec le Directoire. Ici comme là, amenée dans les fourgons de l'étranger, artificiellement imposée à des contrées qui ne la désiraient pas, la Révolution ne sera jamais qu'un méfait français de plus. Ces chapitres ont l'intérêt de traiter d'évènements rarement abordés par l'histoire synthétique de la Révolution, qui se concentre souvent sur les éléments intérieurs ou les batailles extérieures, rarement sur la pratique du pouvoir dans les mal-nommées "Républiques Soeurs" (batave, rhénane, cisalpine, romaine, etc...). Solé ne l'indique pas, mais le lecteur présume au vu de cette analyse que ces Révolutions n'auraient jamais eu lieu sans l'attaque française... un peu comme les révolutions d'Europe centrale en 45-48 dépendirent d'abord de l'occupation soviétique et de l'attitude de Staline.

Solé examine ensuite les révolutions d'Europe centrale, notamment la révolte du cosaque Pougatchev qui fit trembler Catherine II. Il les replace dans leur contexte et les oppose aux révolutions occidentales : autour de l'expérience française, ce furent principalement des entreprises issues des Lumières, cherchant un nouvel avenir contre le despotisme. A l'est, elles furent des occasions d'expression de la Réaction à la centralisation croissante des Etats austro-hongrois et russe. Si l'on excepte l'infortunée Pologne, où la révolution menée par les élites après le premier partage fut d'abord un sursaut national, les autres révoltes étaient avant tout dirigées vers un passé idéalisé qu'elles cherchaient à restaurer. Différence majeure qui marque une césure entre la Révolution française et les révoltes d'Europe centrale et orientale.
180px-Pugachyov.jpgPougatchev

Enfin, et ce sont là les meilleurs chapitres de l'ouvrage, Solé examine les expériences de la Grande-Bretagne, d'Haïti et de la Nouvelle-Espagne. L'histoire britannique est marquée par la Glorieuse Révolution de 1688. Les problématiques n'y sont déjà plus celles de la France : une agitation démocratique (Thomas Paine) cherchant l'extension du suffrage et de la légitimité des Chambres se voit vite relayer par des mouvements de contestation sociale ouvriers. Les thématiques luddites et le socialisme d'Owen qui marqueront l'entrée des artisans dans la Révolution Industrielle sont déjà sous-jacentes : à l'inverse de toutes les autres expériences de l'époque, la contestation - car de Révolution il n'y a pas sous le Jeune Pitt et George III - prend un tour nettement économique et politique. Ces expériences sont plus proches de celles que la France connaîtra au XIXe que de la Révolution. La cause irlandaise donnera en sus un tour nationaliste aux expériences britanniques : le Royaume-Uni de ce temps est le laboratoire des luttes à venir. La coexistence de l'expérience française puis napoléonienne ralentira nettement l'expression et la victoire de ces mouvements. Assimilés à des traîtres pro-français, l'extension de leurs idées s'en trouvera ralentie. Ils referont surface pendant une bonne partie du siècle suivant, en Angleterre et ailleurs.

La révolution en Nouvelle-Espagne n'est déjà plus guère dans le cadre chronologique choisi par l'auteur. Néanmoins les prémisses des guerres bolivariennes sont déjà là. Révoltes des créoles contre l'administration despotique espagnole, contestation des ingérences de Madrid en Nouvelle-Grenade, au Pérou ou à La Plata, mais aussi révolution indienne de Tupac Amaru II dans l'actuelle Bolivie, difficile jeu de pouvoir entre colons, espagnols, créoles et indiens. L'invasion française en métropole donnera une belle occasion à la progression de la cause indépendantiste qui finira par s'imposer dans les années 1820. Le principal enseignement de ce chapitre, c'est la relation dynamique entre le despotisme éclairé espagnol, qui se caractérise par une tentative de recentralisation administrative et politique, l'opposition créole, autonomiste, qui se réclame à la fois de l'héritage indien et de celui de l'Espagne catholique, et enfin la prise de conscience indienne, qui prend des formes particulièrement violentes, effrayant les deux autres participants du jeu social.
ToussaintLouverture.jpgHaïtien imitant Napoléon...

Enfin, la moins connue de ces révolutions, qui présente des analogies avec la Nouvelle-Espagne c'est Haïti. D'ailleurs le livre présente Toussaint Louverture en couverture. La situation y est particulièrement complexe : les français révolutionnaires viennent reprendre en main l'île et briser l'esclavage. Ils sont confrontés à des planteurs blancs prêts à vendre l'île aux anglais pour contrer l'abolitionnisme, à des créoles riches qui veulent l'autonomie politique mais sûrement pas la fin de l'esclavage, à des blancs pauvres qui se révoltent contre une éventuelle reconnaissance politique des créoles riches  - rhétorique raciste issue d'un ressentiment économique : ne pas reconnaître l'égalité politique car il y a déjà égalité voire domination économique (on retrouve ça en Afrique du Sud au XIXe) - et évidemment à une masse d'esclaves manipulés par leurs maîtres, blancs ou créoles. A ces derniers, tous promettent l'émancipation, peu l'appliquent... Si on ajoute à cela quelques aventuriers abolitionnistes (Jean-François, Louverture, Dessalines), l'invasion des anglais et des espagnols, le lecteur comprendra toute la richesse de la révolution haïtienne. Je ne tenterai pas de la résumer dans cette note déjà trop longue, mais j'ai vraiment apprécié ce résumé d'une Révolution méconnue.

Je me rends compte que j'ai beaucoup écrit dans ce résumé. Vous pourriez vous dire que le livre est vraiment passionnant. Même pas. En fait, si. Hum. Je ne suis pas clair... Les faits exposés m'étaient pour la plupart inconnus. J'ai donc appris pas mal de choses. Sur le fond, cependant, comme indiqué plus haut, je trouve les chapitres trop déconnectés entre eux. Il n'y a même pas une conclusion pour tenter de dresser un bilan, de rapprocher les situations des différentes Révolutions. Enfin déjà que Solé confond Révolutions, révoltes, agitation, contestation sociale et qu'il ne définit pas les termes, il n'allait pas en plus s'expliquer sur ses choix. C'est de l'histoire très - trop - évènementielle. Enfin, il faut peut-être en passer par là pour approfondir ultérieurement. Je passerais volontiers l'éponge sur ce défaut si le livre n'était pas si mal écrit. Quelle horreur! Les historiens sont rarement des stylistes et j'ai moi-même une écriture très imparfaite. Mais pas à ce point... Solé accumule certaines expressions "celui-ci", "celle-ci" en entrée de phrase (je le fais aussi, mais lui c'est tout le temps, et puis il est prof, c'est pas pareil!) par exemple. Le pire c'est quand il utilise "Le second" ou "le premier" après une accumulation jusqu'à trois fois par pages. J'ai souvent été contraint de m'accrocher et de relire des phrases pour les comprendre... Pourquoi donc certains bouquins d'histoire sont-ils aussi mal écrits?
En résumé : si la période et le thème vous intéresse, le fond est correct, mais faiblement articulé. Par contre, oubliez le plaisir de lecture.
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12 décembre 2007 3 12 /12 /décembre /2007 18:54

Retour à l'histoire européenne avec cette biographie. Le chancelier Bismarck apparaît aujourd’hui comme un des mauvais génies de l’histoire européenne. La Prusse, la plus petite des grandes puissances européennes avant son arrivée au pouvoir, s’étendit, se transforma sous sa férule, jusqu’à constituer une menace permanente pour l’équilibre des forces du continent. Les conséquences de l’unification allemande ont eu des ramifications tout le long du XXe siècle et ont, indirectement ou directement, été à l’origine des deux guerres mondiales. Jean-Paul Bled, spécialiste de l’Allemagne, et auteur d’une biographie de Frédéric II, a publié, aux éditions Alvik, cette biographie du chancelier de fer. Ce travail, d’envergure limitée (300 pages) ne cherche pas à retracer le destin de Bismarck. Le lecteur se tournera pour ce faire vers Emil Ludwig ou Lothar Gall. Ici, la jeunesse et les années de formation sont évacuées en quelques pages. Ce qui intéresse l’auteur, c’est la conduite du gouvernement prussien puis allemand entre 1862 et 1890.

 
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Le jeune Bismarck, Junker, héritier des domaines familiaux, devint dans les années 1850 le porte-parole des conservateurs lors des débats à la Diète de Francfort (à l’époque la Confédération germanique, aux liens très lâches, dispose d’une sorte de parlement). Petit à petit, sa notoriété augmenta jusqu’à en faire l’ultime recours du roi de Prusse en cas de crise. Considéré comme trop radical pour gouverner en temps de paix, Bismarck était volontairement éloigné du pouvoir par Frédéric-Guillaume IV. Ce ne fut qu’à l’arrivée de son successeur Guillaume Ier qu’il accèda aux responsabilités gouvernementales. Lors d’une crise entre le roi et les libéraux à propos du budget militaire en 1862, Bismarck est appelé à devenir Ministre-président (équivalent prussien du Premier ministre). Alors qu’il ne disposait d’aucune majorité à la chambre, où les libéraux dominaient, il connaîtra quelques années difficiles où son pouvoir ne tiendra qu’à la confiance de Guillaume Ier. Il faut ici rappeler que la Prusse de l’époque n'était pas une monarchie parlementaire : le chef du gouvernement n'était responsable que devant l’exécutif. Seulement, comme il fallait bien faire passer des lois au parlement, Bismarck sera contraint de louvoyer entre les différents groupes de députés et d’essayer de les attirer à lui. Les conflits diplomatiques internationaux lui donneront la légitimité pour gouverner une chambre à l’origine très rétive.

Malgré les doutes du roi, souvent réservé à propos des initiatives internationales bismarckiennes, le chancelier parvint à atteindre son objectif d’union des États allemands en moins de dix ans. Dans cette perspective, il joua diplomatiquement sur tous les plans : d’abord amadouer la Russie, ensuite neutraliser l’Autriche, puis isoler et vaincre la France. Cette séquence n’était évidemment pas prévue telle quelle par Bismarck en 1862, elle se mit en place au fil des opportunités et des victoires prussiennes, jusqu’à la proclamation de l’Empire Allemand dans la galerie des glaces du Palais de Versailles en 1871. A chaque fois, le Chancelier sut habilement jouer des inimitiés et des erreurs adverses pour greffer à sa cause unitaire une large majorité d’allemands. En 1864, la question des duchés du Schleswig-Holstein donna l’occasion d’étendre la Prusse au nord et de placer l’Autriche dans une position inconfortable sur la scène allemande. Celle-ci finit par aboutir, après moult détours diplomatiques, à la rapide guerre de 1866 et à la défaite habsbourgeoise de Sadowa. L’empire austro-hongrois écarté du destin de l’Allemagne, la Prusse fonda la Confédération d’Allemagne du Nord. Celle-ci, qui ne comprenait pas les quatre Etats du sud (Bade, Wurtemberg, Hesse-Darmstadt et Bavière), n’était encore qu’un prélude à l’unification. Les efforts du chancelier pour se concilier pacifiquement ces quatre États catholiques ayant plus ou moins échoués (extension du Zollverein, négociations,…), il fallut une nouvelle guerre pour entraîner un soutien à la cause allemande unitaire. Bismarck manipula habilement l’opinion française lors de la résolution de la question du trône espagnol et, par la manipulation de la célèbre et laconique dépêche d’Ems, provoqua la déclaration de guerre française. Ayant empêché la France de s’allier avec l’Autriche ou l’Italie, l’Allemagne n’avait qu’un front à gérer. Histoire connue, Sedan, Metz, défaite terrible, disparition de l’empire napoléonien. L’Empire allemand pouvait être fondé.

Ces premières étapes auraient suffi pour placer Bismarck au firmament des hommes d’État allemands. Mais, après la fondation de l’Empire, il restera encore 19 ans aux commandes. Guillaume Ier, déjà vieux (il a 74 ans au moment de la proclamation de Versailles), lui laissa une grande liberté et Bismarck en profita. Trois grandes politiques rythmèrent ces années : la recherche de l’équilibre européen, la puissance allemande ne cherchant plus à s’étendre ; la lutte contre le socialisme, par la création d’une ambitieuse législation sociale ; la lutte contre les catholiques par le biais du kulturkampf.


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Désormais unifiée, l’Allemagne tenta encore pendant quelques années d’étendre sa puissance. Mais rapidement Bismarck se rendit compte que la Russie et l’Angleterre étaient désormais très inquiètes de l’extension rapide de la puissance germanique. Dans ces conditions, impossible d’accroître le poids de la nation au niveau européen. De révisionniste, la puissance allemande devint, jusqu’à l’avènement de Guillaume II, fondamentalement conservatrice. Il s’agissait de préserver la récente unité en empêchant les russes et les français de s’entendre dans le dos de l’Allemagne. Bismarck, conscient du revanchisme de la IIIe République, essaya à la fois de l’isoler et de la pousser vers d’autres horizons – la colonisation – où elle se heurterait nécessairement à un de ses alliés potentiels, l’Angleterre. Ses efforts vers la Russie aboutirent au traité de réassurance, résultat mitigé devant favoriser l’entente de Vienne, de Berlin et de Saint-Petersbourg, condition première de la sécurité allemande. Le problème de la Question d’Orient (l’effondrement progressif de l’Ottoman qu’il fallait ralentir et organiser afin de ne pas déséquilibrer le jeu des grandes puissances) finira par achever cette politique : entre l’Autriche et la Russie, il faudra faire un choix. Ce sera celui de Vienne. Du temps de Bismarck, cependant, l’équilibre est préservé, même si la balance penchait plus vers le sud que vers l’est. L’Italie devint ces années-là l’alliée de l’Allemagne, dressant ainsi un cordon sanitaire autour de la France.

L’essor du socialisme, surtout après la fusion des marxistes et des lassalliens au sein du SPD, fut une des autres inquiétudes du Chancelier de fer. Pour empêcher les ouvriers de faire triompher une cause révolutionnaire, il inventa une législation sociale, contre les avis de la plupart des libéraux et des conservateurs. Dans les années 1880, un système assurantiel, maladie et vieillesse, sera mis en place dans l’espoir de rallier les prolétaires au conservatisme. Cette politique échoua à affaiblir le SPD, mais permit à la fois d’améliorer les conditions de vie des travailleurs allemands et de faire du réformisme une des principales caractéristiques du système social germanique. Les conséquences à terme furent plutôt positives.

Enfin, la lutte contre les catholiques par le biais du kulturkampf s’achèva par contre sur un échec : le parti catholique (Zentrum) en sortit renforcé, les catholiques augmentant leur cohésion et Bismarck en vint presque à s’allier avec eux pour préserver son pouvoir. L’admission des pays du sud, non protestants, au sein de l’empire allemand préjugeait de toute manière mal de la réussite de ce combat.


Après la mort de Guillaume Ier en 1888, puis celle de son fils Frédéric III la même année, Guillaume II accéda au trône. Très rapidement, il s’opposa au Chancelier qu’il finit, en moins de deux ans, par renvoyer. Bismarck entrait dans la légende. Mort quelques années plus tard, il constitua le point de ralliement des différents groupes nationalistes jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Mythifié, conquérant, coulé dans le bronze de nombreuses statues, Bismarck devint la référence du nationalisme allemand. Et pourtant, certains aspects de sa politique, sociale ou diplomatique, s’accommodent mal de ce simplisme postérieur. L’échec final et tragique de l’Allemagne à dominer politiquement et militairement l’Europe sonnera le glas du culte bismarckien. Le héros d’hier est maintenant rangé dans la catégorie des souvenirs fâcheux.

 

Autant le dire, ce livre m’a un peu déçu. Non dénué de qualités (synthétique, clair), il est cependant trop court. Il passe en outre sur pas mal d’épisodes personnels du Chancelier. On pourrait même dire que ce n’est pas une biographie de Bismarck mais un récit de l’histoire diplomatique et politique de la Prusse entre 1848 et 1890. Ce n’est évidemment pas inintéressant. Sauf que la quatrième de couverture annonçait autre chose. Tromperie sur la marchandise…  J’avais trouvé son Frédéric II plus pertinent comme première approche d’un pan de l’histoire prussienne ET comme biographie. Ici une partie de l’objectif est manquée. C’est à peine si on devine qui était réellement le Chancelier – sa personnalité de « révolutionnaire blanc » ou de « conservateur rouge » (termes inventés par ses autres biographes) demeure finalement fort énigmatique… Et ce n’est pas ce livre qui aborde ce mystère. Je regrette aussi que l’histoire économique et sociale soit complètement évacuée. C’est logique dans une biographie classique, mais vu que celle-ci ne l’est pas, un petit rappel dans ces domaines n’aurait pas été superflu. Ce livre peut constituer une première approche utile et synthétique pour le néophyte en histoire allemande de la seconde partie du XIXe siècle. Pour les spécialistes ou les connaisseurs, cette lecture est superflue.

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6 décembre 2007 4 06 /12 /décembre /2007 19:38
Je continue à lire avec frénésie et parviens à mettre à jour ce blog fréquemment. J'ai remarqué en passant en version 2.0 récemment, que je pouvais accéder aux statistiques détaillées des visiteurs de ce site. Et que depuis deux semaines, les requêtes Google menant à mon blog se composaient principalement de références aux Aventures de Télémaque de Fénelon. D'abord surpris, j'ai regardé plus en avant la nature des recherches : j'ai compris. De nombreux lycéens, ou étudiants, ont l'air d'avoir un commentaire détaillé à faire sur Mentor, sur Télémaque, sur certains chapitres du livre, et plus largement sur Fénelon. Etant un des rares à avoir lu cet auteur pour mon plaisir, étant un des rares internautes à en parler, Google mène forcément à biblio infinie si on fouille un peu. C'est très drôle. Si l'un d'entre eux me lit : je suis un simple amateur, cherchez un peu par vous-même, c'est là le plaisir de la littérature, chaque lecteur peut trouver sa voie. Et je ne voudrais pas qu'un professeur de littérature pointilleux vienne me faire des remarques ici! Ceci dit en toute ironie évidemment. Revenons au sujet du jour.


La vie de Winston Churchill se déroula comme un formidable roman d’aventures dont il fut le principal metteur en scène. Le Premier ministre des heures les plus sombres de l’histoire britannique fut également un mémorialiste de talent et laissa pour la postérité une abondante œuvre écrite. Ecrits journalistiques, témoignages, travaux d'historien et mémoires constituent l'essentiel de son oeuvre qui compte néanmoins un roman. Churchill admettait à son sujet, fort modestement, qu'il avait toujours déconseillé à ses amis de le lire! On espère qu'il ne fit pas de même avec ses mémoires de jeunesse. Récompensé par le Nobel de littérature en 1953, Churchill construisit d'abord sa notoriété par ses récits impériaux. Aux quatre coins de l’Empire "sur lequel le soleil ne se couchait jamais", des montagnes glacées de l’Afghanistan aux déserts brûlants du Soudan, de la bataille d’Omdurman à la chute de Pretoria, Churchill court, galope, navigue, toujours en mouvement, à la recherche de l’aventure et de l’action. Comme tant d’autres direz-vous. Sauf que ce bonhomme là parvint à réunir trois qualités rarement jointes : une plume acérée, vive et ironique, un esprit porté à l’action et à la réflexion, un destin hors du commun. Si l’on ajoute à ces qualités, un don de propagandiste qui fit rapidement de lui une célébrité et lui assura une carrière politique, on a une idée plus juste du personnage et de son ascension.


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Ces mémoires constituent la première manche de celle-ci. Il revient sur ses années d’enfance, d’éducation et d’armée, jusqu’à ses débuts au Parlement. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne tient pas en place : présent dans tous les conflits des années 1895-1900, il les traverse avec beaucoup de chance – on ne compte plus les coups du destin qui l’épargnèrent au bon moment, dans une charge de cavalerie ou dans une fusillade – et d’intrépidité. Le lecteur se prend à ce récit d’aventures à l’ancienne qui fait même penser à certains moments aux premiers albums de Tintin, cette course effrénée et permanente. Le récit de sa capture par le futur général, et héros boer, Louis Botha, et celui de son évasion rocambolesque de Pretoria vers Lourenço Marques (distantes de 500 kilomètres) constitue un moment de bravoure particulièrement agréable à lire. On vibre avec Churchill au son des canons et des trompettes de la renommée qui ne tardèrent pas à l'accompagner. Fils d'un ministre éphémère et politicien malchanceux, Churchill parvint rapidement à dissiper l'ombre que celui-ci pouvait porter sur sa carrière. Et pourtant, rien n'était joué. Elève médiocre au sein de collèges prestigieux, il ne trouva sa voie que dans la cavalerie, et la pratique du polo. Faiblement instruit comparé aux autres hommes politiques, passés par l'université, c'est dans l'action qu'il se forma. Présent en Inde, cherchant l'aventure au risque de sa propre carrière, sa première campagne (Malakand) fut l'occasion pour lui de gagner en notoriété. En effet, une rencontre heureuse lui permit de devenir correspondant de guerre et de mener une double carrière : officier de cavalerie et journaliste. Ses dépêches le firent connaître et il sut habilement en profiter en les intégrant dans des ouvrages grands publics. Guère fortuné, il s'assura ainsi le maintien de sa coûteuse carrière d'officier de cavalerie (l'entretien des chevaux coûtait fort cher).

Churchill-large.jpgLe vieux lion en majesté... loin de son aventureuse jeunesse

Après ses aventures indiennes, il fit tout ce qui était en son possible pour rejoindre l'expédition de Kitchener. L'histoire est aujourd'hui oubliée, mais le Soudan de l'époque, dirigé par un prophète, le mahdi, avait infligé aux anglo-égyptiens une grave défaite quelques années auparavant. Le général Gordon y avait trouvé la mort et les britanniques n'eurent de cesse de se venger. Enfin accepté par Kitchener, Churchill commanda un escadron de cavalerie lors de la dernière charge montée de l'histoire militaire britannique. Il échappa ici comme ailleurs d'assez près à la mort. Il narre ainsi le destin de celui qui prit sa place au sein du 2e de cavalerie. Churchill, arrivé en retard suite à sa longue négociation avec Kitchener, avait en effet laissé le poste qu'il aurait dû occuper à Robert Greenfell. Ce dernier, comme l'essentiel de sa troupe, trouva la mort sur le champ de bataille. L'esprit vagabond et rêveur se prendra à imaginer le destin de l'Angleterre, et du monde, si Greenfell n'avait pas occupé le rang de Churchill à Omdurman...

Il quitta ensuite l'armée, et tenta de profiter de sa notoriété pour se faire élire député. Défait par les libéraux, il rejoignit les troupes britanniques en pleine guerre des Boers. La réduction des riches enclaves afrikaners en Afrique du Sud occupa son existence quelques temps : prisonnier, évadé, il acquit à l'occasion une célébrité définitive. Quelques tournées de conférences plus tard, le voilà élu à la Chambre des Communes et prêt à entamer une seconde partie d'existence aussi riche que la première. Le lecteur en vient d'ailleurs à regretter de ne pas pouvoir lire la suite...

Évidemment, les mauvais esprits diront que Churchill, en se racontant, se mettait en valeur pour des motifs politiques et égoïstes. Certes. Mais quel homme politique doué ne le ferait pas ? Parfois on sourit des avis tranchés de Winston sur son environnement, d’autres fois, on se demande s’il ne se met pas un peu trop en valeur. Néanmoins, ces petits doutes n’enlèvent rien au plaisir qu’on ressent à lire cette ébouriffant récit de jeunesse. L’Empire a bien changé, constatait Churchill lors de la rédaction de ce livre (1930). Il avait alors 56 ans et sa carrière politique déclinait. Le lecteur moderne remarquera que la société que Churchill regrettait, qui n’était déjà plus la sienne au temps de son apogée, a sombré depuis dans l’oubli, comme l’ensemble de l’époque coloniale, dans la juste réprobation qui entoure l’aventure impérialiste du XIXe siècle. Homme d’une époque révolue, il fut cependant, au carrefour de l’histoire britannique, l’homme qui cristallisa et symbolisa la résistance insulaire anglo-saxonne aux ambitions nazies. Cela, Churchill ne le savait pas encore en rédigeant ces mémoires. On admire plus encore la prescience de certaines affirmations sur le destin de la guerre, de l’Europe ou de l’Empire. On est également confondu devant ces coups du destin qui lui permirent d’échapper aux balles des guerriers afghans, des fanatiques soudanais et des combattants boers. Et qui changèrent à n'en point douter le destin du monde.

En résumé, un agréable récit des temps anciens, aventureux, drôle, bien emmené. Le lecteur sait que tout n’est pas forcément exact, que certaines situations sont probablement arrangées, que le rôle que s’attribue Winston est plus important que celui qu’il a joué (encore que, perce ici ou là quelque modestie), mais quel plaisir à la lecture ! Cela suffit amplement…
Une lecture indispensable.
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4 décembre 2007 2 04 /12 /décembre /2007 23:31
En ce début décembre, les longues soirées permettent à la fois la lecture et surtout l'écriture de ces chroniques sans prétention. Première recension du mois de décembre, déjà... J'avais acheté ce livre il y a quelques années, et il traînait depuis d'étagère en carton, attendant que mon regard daigne se porter sur lui. Redécouvert lors de réagencements récents de mes bibliothèques surchargées, il m'a occupé ce week-end. Intéressant de voir à quel point notre culture historique moyenne méconnaît des pans entiers de l'histoire mondiale. Faiblement intéressé en principe par l'histoire des pays sud-américains, j'ai beaucoup appris ici sur la Bolivie, mais aussi sur son continent.
Car si l'on voulait compiler les maux de l'Amérique latine en un seul volume, c'est bien l'histoire de la Bolivie qu'il faudrait relater. Dans ce pays plus grand que la France mais peuplé d'à peine 9 millions d'individus, se trouvent toutes les caractéristiques les plus saillantes du mal sud-américain. En vrac : l'échec des civilisations indiennes à résister à l'impérialisme espagnol, le pillage permanent des richesses minières, l'oscillation permanente entre une démocratie corrompue et des régimes militaires violents, le sous-développement chronique, la drogue, la défaite permanente face à l'étranger, etc...


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Christian Rudel, grand reporter, et amoureux de ce pays, dépeint en 250 pages le mal latino-américain par son exemple le plus saillant. L'histoire bolivienne est une litanie de drames, de catastrophes, de massacres, de guerres perdues et de dictatures sanglantes. Avant l'arrivée des espagnols, l'empire local dit de "Tihuanaco" s'était effondré de lui-même, après avoir brillamment rayonné sur toute une partie des Andes, plus étendu que ses successeurs incasiques. Ceux-ci vaincus par les Conquistadores, le champ était libre pour l'assouvissement de la soif ibérique de richesses. Les mines d'argent du Potosi firent un temps la gloire de ces régions : la ville de mineurs qui se développa près des filons d'argent les plus accessibles du monde connu devint rapidement une des villes les plus peuplées au monde, avant de décliner plus rapidement encore suite à l'épuisement des principales veines du précieux minerai. Le sous-sol recelait cependant bien d'autres ressources : pétrole, gaz, bismuth, mercure ou étain constituaient de belles bases pour un éventuel développement. Sauf que cela ne se produisit jamais.

L'indépendance acquise par les Bolivar, Sucre et San Martin, le Haut-Pérou devint alors la Bolivie (en hommage au premier cité), sa capitale se rebaptisa Sucre et San Martin parvint quelques années à en faire la puissance majeure du centre du continent, annexant même quelques années durant le Pérou tout entier. Mais bien vite sa faiblesse démographique et économique en firent une proie de choix pour ses voisins : lâchant ici 200 000 km² au Brésil suite à une vente qui enrichit le dictateur au pouvoir, lâchant là 120 000 km², son accès maritime et quelques mines au Chili suite à une guerre désastreuse, se perdant dans des conflits inutiles face au Pérou ou au Paraguay,... La Bolivie perdit de nombreux atouts économiques et se retrouva dans la difficile position qui est la sienne : enclavée. A sa décharge, la Bolivie héritait d'un territoire mal défini par l'ancienne puissance coloniale, confrontée à de dynamiques voisins (La Plata, Santiago, Rio) qui n'hésitèrent pas à corriger brutalement les frontières boliviennes. La population peu importante grévait les capacités de résistance de la nation face à des adversaires qui disposaient tous d'un flux continu d'immigrants. Alors que le Chili, l'Argentine, et dans une moindre mesure le Brésil, sont des nations semi ou quasi européennes, la Bolivie garda une forte identité indienne et métisse. En conséquence, sa puissance relative s'affaiblit de plus en plus au cours du temps. Et son sous-sol constituait un appât de choix pour les agressives dictatures militaires voisines. Pour ne rien arranger, elle connut une série de dirigeants catastrophiques, au carrefour de son histoire, qui la menèrent dans l'ornière. On les appellerait plus tard "Caudillos barbares". Je passe sur celui qui éleva son cheval à de hautes fonctions, et qui fit fusiller sa chemise avant de vendre une partie du territoire national, tant il paraît caricatural. Le lecteur peut presque se croire plongé dans les affres du San Theodoros cher à Hergé. En résumé, le XIXe siècle, et c'est relativement méconnu, fut un temps de redistribution territoriale en Amérique du Sud : la Bolivie en fut l'une des principales victimes avec son voisin, le Paraguay. Coïncidence ou pas, ces deux états étaient les plus indiens, les moins européanisés et les seuls enclavés...

Laguna-CatrapaBolivie.jpgUn paysage bolivien


Cependant, les richesses de son sous-sol élevèrent des "barons de l'étain" parmi les hommes les plus riches du monde. Mais ça ne fit rien pour améliorer la terrifiante condition de vie des indiens, mineurs de fond et esclaves des grands propriétaires. Un rapport de 1941 constitue un terrible rappel de ce que vivaient alors les infortunés mineurs : boyaux humides, irrespirables, chauds (60°), montagnes froides, hautes (4 à 6 000 mètres), taudis pour seules habitations, espérance de vie réduite...
Lorsqu'au XXe siècle, le pays chercha à reconquérir son indépendance économique, cela tourna malheureusement à la farce sanguinolente des dictateurs Barrientos, Banzer et Garcia Arce. Ce dernier se signala en ajoutant aux maux de la Bolivie le narco-traffic et la production de cocaïne.

Ce tableau particulièrement sinistre, ce pays parmi les plus pauvres du monde, ne sont guère réhaussées par la somme des atrocités subies par les peuplades indiennes, qui là comme ailleurs, eurent à subir les maux d'un continent. On comprend mieux, à la lumière de ce petit livre particulièrement sombre, à quel point l'histoire pèse sur ce pays - Evo Morales en est le dernier avatar - et plus généralement sur l'Amérique latine. La voie du progrès sera malaisée à trouver...

Un ouvrage sans prétentions, mais éclairant. Une première introduction à l'Amérique du sud bien utile...Divisé en deux parties, il rappelle de manière synthétique les principales caractéristiques du pays. Je regrette juste la faiblesse de la cartographie, clairement insuffisante et l'inclusion d'un chapitre touristique en fin de volume. Une lecture valable cependant.
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25 avril 2007 3 25 /04 /avril /2007 18:14
Et si nous avions une femme à la tête de l'Etat? Une question fort à la mode ces temps-ci dans notre pays. La seule à avoir eu un poste extrêmement en vue fut Edith Cresson, ce qui ne reste pas dans les mémoires françaises comme une réussite particulière. Avec Angela Merkel chancelière en Allemagne, ou Hilary Clinton en lutte pour la Présidence des Etats-Unis, la question des femmes au sommet des Etats n'en prend que plus de consistance. Certains, pour en défendre l'idée, arguent d'une supériorité des valeurs féminines dans les sociétés occidentales modernes : compassion, maternité, consensus, protection, douceur...

Au risque de paraître rabat-joie, et sans revenir à Catherine II ou à Elizabeth Ière, les historiens pourront rappeler que la première femme à avoir tenu les rênes d'un grand pays occidental fut Margaret Thatcher, Prime minister du Royaume-Uni entre 1979 et 1990. L'imaginaire collectif français, marqué par la chanson de Renaud "Miss Maggie", par les conseils européens des années 80 et par le retour de flamme des idées libérales, n'a sûrement pas gardé l'image d'une femme pleine de compassion, maternante, consensuelle, protectrice et douce! Margaret Thatcher fut, selon les bons mots d'un parlementaire britannique, le "seul homme de son cabinet". Depuis qu'elle a été chassée du 10 Downing Street par une fronde de ses députés, dix-sept ans se sont écoulés. De quoi laisser l'historien avancer en lieu et place des journalistes, englués dans l'écume des petites anecdotes du quotidien. Jean-Louis Thiériot vient donc de faire publier, aux Editions de Fallois, la première vraie biographie de la "Dame de Fer" (expression imaginée par le journal de l'Armée Rouge et qui finit par la qualifier aux yeux du monde entier) Qui était donc cette Miss Maggie, antithèse vivante des préjugés sur le bénéfice naturel qu'apportent les femmes à la pratique du pouvoir?



La dame de Fer


Née dans un milieu relativement bas dans la société britannique, Mrs Thatcher, ou plutôt Margaret Roberts - son nom de jeune fille -, détonne dans l'histoire du parti conservateur, habitué à placer aux dignités les plus hautes les étoniens, les oxfordiens, souvent issus des anciennes races arisitocratiques. Son père était épicier, monté à la force du poignet jusqu'à de modestes responsabilités politiques locales. Sa mère descendait d'une famille de cheminots. Après une enfance sans problèmes particuliers, elle parvint, de justesse, à intégrer un college d'Oxford et se spécialisa en chimie. En parallèle, elle intégra les groupes conservateurs de l'université où elle fit preuve d'une grande capacité de travail et d'organisation. Dans l'immédiat après-guerre, alors que le parti conservateur cherchait quelques femmes à opposer aux travaillistes, Miss Roberts se fit repérer. Son mariage avec Denis Thatcher, businessman à l'ancienne, lui donna l'impulsion suffisante pour se lancer définitivement en politique. Après deux échecs honorables dans des circonscriptions ingagnables pour les tories, elle parvint à se faire adouber à Finchley et à devenir députée. Nous sommes en 1959. Vingt ans plus tard, elle accéderait au 10 Downing Street.

A la Chambre des communes, rapidement, Thatcher devient une des oratrices en vue de l'aile droite. Le temps n'est pas encore advenu du monétarisme, des privatisations et de la politique thatchérienne. En bon soldat, elle dénonce la politique travailliste mais ne se distingue pas par une théorie, une voie bien particulière. Ce sera un processus particulièrement long. D'abord, elle intégrera le shadow cabinet, et de ce premier banc, se plongera dans la législation travailliste pour la combattre. Placée à diverses positions gouvernementales par les conservateurs, elle se fixe sur l'éducation au moment où Edward Heath, le candidat conservateur, devient Premier ministre. Propulsée à la tête d'une administration particulièrement étatisée, difficile à manier - comme en France - , elle tente des réformes. Seulement son style autoritaire, décidé, non concerté, manichéen, s'adapte mal à la logique de l'Education. Elle rentrera bien vite dans le rang après avoir supprimé les distributions gratuites de lait aux enfants, décision symbolique qui lui aliénera la presse et l'opinion. En elle-même, la décision était peu importante budgétairement, mais elle lui enseignera une chose : ne pas risquer son crédit sur des détails...


Les victoires

L'Angleterre des années 70, il est parfois bon de le rappeler, vit une crise sans précédent. Inflation à deux chiffres, chômage en hausse constante, productivité faible, croissance lamentable, blocages syndicaux très nombreux et violents... Le gouvernement conservateur Heath s'effiloche peu à peu et finit par perdre les législatives face aux travaillistes en 1974. Heath sera mis en minorité à la fin de l'année par l'aile droite, partisane d'une refondation de la politique conservatrice. C'est Margaret Thatcher qui prend le contrôle du parti et devient le leader de l'opposition. Les gouvernements travaillistes de Wilson et de Callaghan n'arrivent à rien... L'hiver 78-79 voit des grèves à répétition, un chaos social se mettre en place. Avec un programme prudent mais déterminé, Margaret Thatcher emmène les conservateurs à la victoire. Pour trois mandats, Mrs Thatcher gouvernera le Royaume-Uni

Lors du premier mandat, elle se contentera d'appliquer une politique proche du monétarisme : contrôle de l'inflation, liberté des changes, dénationalisations très partielles et progressives, baisses d'impôts. Les résultats sont catastrophiques : l'inflation ne faiblit pas, l'économie continue sa chute. Les conservateurs exigent un retournement de politique. La chance de Thatcher, ce sera l'initiative virile et intempestive d'une poignée de militaires argentins. En envahissant les Falkland, ses 1600 habitants, ses 60 000 moutons, les argentins vont donner de l'air au gouvernement Thatcher. La nation galvanisée par ce combat contre une dictature va se mettre derrière la Prime minister et le rapide succès des britanniques contre la junte argentine donnera le sursaut de popularité nécessaire au cabinet. En plus, la situation économique s'arrange au cours de l'année 1983. Les travaillistes ratent leur campagne et les conservateurs l'emportent largement. Le second mandat, marqué par des dénationalisations, une politique d'accession à la propriété pour les classes moyennes et un développement sans précédent du secteur financier de la City, sera un succès politique et économique. Il sera aussi le moment où elle brisera la puissance syndicale : après avoir détricoté les droits syndicaux au cours du premier mandat, elle écrasera méthodiquement les mineurs en grève. Ceux-ci, qui portent une responsabilité certaine dans leur propre échec, par leur trop grande violence notamment, ne seront plus à mêmes, passé 1984, de s'opposer. En 1987, elle sera réélue largement. Le troisième mandat sera celui de la chute. Son autorité se transforme en autoritarisme : elle veut remplacer les impôts locaux par une taxe unique payée par chaque personne (325 livres). Le caractère scandaleusement injuste de cet impôt choque tout le milieu politique et médiatique. Elle s'entête tellement qu'une fronde menée par un ancien ministre de la défense viré suite à une affaire de ventes d'hélicoptères, parvient à l'abattre.


Inséparables

Depuis 1990, elle hante (de moins en moins il est vrai), les cénacles conservateurs et s'enferre dans une attitude de plus en plus extrême qui ne lui fait pas honneur. La vraie question intéressante est celle de son bilan. Thiériot, libéral, ne cache pas la sympathie qu'il porte à Mrs Thatcher. C'est à la fois l'atout et le défaut de ce livre. Il est difficile, pour des raisons idéologiques, de dresser un bilan de l'action thatchérienne, tant les avis sont contrastés à son encontre. Ce livre tente l'équilibre et rappelle certaines réalités trop souvent oubliées : elle ne privatisa ni British Rail, ni le NHS (système de santé). Le sous-investissement que sa politique d'économies budgétaires entraînait mécaniquement la place selon moi néanmoins comme une des responsables des difficultés de ces deux secteurs. Mais elle n'est pas la seule, les questions étant trop complexes pour être traitées ici. Au niveau économique, elle fit passer une société industrielle en crise à une société tertiaire, financiarisée. L'apport économique est réel. Mais les coûts sociaux engendrés ont trop souvent été sous-évalués par Thatcher elle-même. Au plan des affaires étrangères, son opposition à l'URSS et son alliance avec Reagan ont contribué à accélérer la chute du communisme. Mais ils ont aussi resserré les liens diplomatiques et militaires entre les deux rives de l'atlantique, aux dépens de l'Europe. Le Royaume-Uni d'aujourd'hui, attirant, moderne, dynamique n'aurait jamais pu être sans Mrs Thatcher. Sa réussite globale cache cependant d'immenses lacunes, dans les services publics et dans la condition sociale des plus pauvres. John Major, et surtout Tony Blair, ne mettront pas en cause l'héritage thatchérien, mais l'adouciront, l'infléchiront. Cela n'empêche pas le lecteur de refermer ce livre en pensant que le Roayume-Uni d'aujourd'hui est encore celui de Madame Thatcher. Et ce pour longtemps encore.




PS : un défaut irritant dans ce livre, l'absence probable de relecteurs à l'oeil avisé. De nombreuses fautes de frappe, d'accord des participe passé, mais aussi des erreurs factuelles entachent à mon sens le professionalisme de cet ouvrage : une coupe du monde de foot en allemagne en 1988 (?), la mort de Reagan en 2002 (alors qu'il est décédé en 2004), où la mention d'un Président Helmut Schmidt (Chancelier eût été correct). Sinon, le livre se lit très bien, l'auteur a une belle plume et il est agréable de voir figurer quelques mots et expressions littéraires.
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9 avril 2007 1 09 /04 /avril /2007 23:23
Après ces quelques semaines d'absence, fertiles en lectures - huit livres lus depuis le 15 mars - il est temps de revenir aux recensions. Cette histoire de l'Afrique du Sud, publiée dans l'excellente collection "Univers Historique" l'an dernier, constitue à coup sûr la meilleure synthèse en français sur le sujet. Nos africanistes, souvent spécialistes des Etats de l'ancien empire colonial français, portent rarement leur regard au sud du fleuve Congo. Dans ces zones anglophones, les études ont pourtant été nombreuses. Et l'Afrique du Sud, dans ses multiples particularités, n'avait jamais vraiment été saisie par un historien francophone contemporain. Bernard Lugan, le célèbre, quoique controversé, professeur de Lyon III, s'y était essayé aux éditions Perrin, traitant principalement des Boers et de l'Afrique du Sud blanche. Pour qui connaît un peu le personnage (et l'université dans laquelle il officie), l'idée qu'il puisse s'intéresser, se passionner, pour le seul état d'Afrique à forte minorité blanche, pour le seul état d'Afrique à avoir mis en place pendant plusieurs décennies un système de séparation identitaire racialiste, la surprise est minime. F.-X. Fauvelle-Aymar, chercheur au CNRS, ne fait pas partie de l'officine de Bernard Lugan, et adopte une perspective "constructiviste", assez éloignée de l'histoire traditionnelle.





C'est d'ailleurs ce qui en fait le principal intérêt. Le lecteur peu au fait de l'histoire de l'Afrique australe pourra être dans un premier temps surpris par une approche apparemment déliée du souci chronologique. En poursuivant sa lecture cependant, il s'apercevra que Fauvelle-Aymar a établi son chapitrage selon des découpages souples de la chronologie des faits, et ce après avoir essayé de régler la question des identités et des appellations. Déjà, écrire UNE histoire de l'Afrique du Sud paraît problématique pour Fauvelle-Aymar, tant le choc des différentes lectures de l'histoire, des différentes mémoires, des reconstructions postérieures tendrait à imposer une "pluralité" de récits historiques (pluralité c'est un mot qu'aiment les chercheurs du CNRS en ce moment...). Il faudrait presque Des histoires des Afriques du Sud.

Dans ce souci de prise en compte de tous les récits, Fauvelle-Aymar tend à traiter de tous les aspects de l'histoire de la zone et ne s'arrête pas au tryptique "Fondation du Cap / Grand Trek-Guerre des Boers / Apartheid". L'auteur commence par déblayer les principaux obstacles théoriques à l'écriture d'une histoire de l'Afrique du Sud (les noms, leurs origines et leurs usages posent déjà problème et cette partie, dans laquelle Fauvelle-Aymar explique leur histoire, marquée par le fait colonial et les confrontations entre regards khoisans, "bantous", boer, anglais, indiens, cette partie donc, est passionnante) Ensuite, il déroule les principaux épisodes de l'histoire de la zone : les migrations des noirs des grands lacs vers le sud (les "bantous" même si ce terme est impropre selon l'auteur), l'installation des colons hollandais au Cap en 1652, leur lente progression dans l'arrière pays aux dépens des peuplades Khoisans (les "bushmen" et assimiliés tels qu'on peut encore en rencontrer dans le Kalahari), l'arrivée des anglais, l'annexion de la colonie du Cap à l'empire britannique après les guerres napoléoniennes, le Grand Trek des années 1830-1840, la fondation des Etats boers (Orange, Transvaal), leur invasion et leur difficile annexion par la colonie du Cap, la création du Commonwealth puis de l'Union sud-africaine, la mise en place progressive de la séparation raciale ou apartheid, l'isolement progressif du régime puis son effondrement et enfin la mise en place de la multi-racialité.


Je résume rapidement ces faits, mais ils sont expliqués, voire décortiqués, dans tous les sens par Fauvelle-Aymar. Il remet en cause certaines idées reçues et replace chaque évènement dans une perspective plus large : il s'intéresse aux sources orales noires et khoisans, autant qu'aux sources écrites britanniques et boers. Son histoire de l'Afrique du Sud raconte également comment put se mettre en oeuvre la politique de l'apartheid, quelle tendances de long terme ont pu justifier l'émergence d'un régime raciste et autoritaire dans une ancienne colonie britannique.

Cependant, résumer en quelques lignes les causes profondes de la ségrégation raciale mise en place à Pretoria au XXe siècle me paraît réducteur. Enfin je vais essayer - mais l'auteur le fait mieux que moi. Schématiquement, Fauvelle-Aymar explique que l'administration blanche eut besoin au XIXe siècle, après l'abolition de l'esclavage, de classifier juridiquement les différentes populations en fonction de leurs couleurs de peau. Or, les réalités d'une colonisation principalement masculine, originaire à la fois d'Europe et d'Asie, a entraîné de nombreux mélanges avec des femmes d'origine khoisan ou noire. Le métissage et les différences économiques et sociales parfois incertaines entre fermiers blancs et éleveurs noirs (les uns étant aussi pauvres que les autres), ont créé une demande sociale de différenciation de la part des groupes blancs les plus désargentés et isolés. En outre, la réalité des Etats boers, fondés sur une mystique nationale proche de celle des pionniers du Far West (l'esprit de Frontière et la conquête de la Terre Promise - il suffit pour cela de regarder la littérature, la culture populaire boer et les "lieux de mémoires"), poussait à la composition de petites communautés ethniques afrikaners, homogènes et rurales. En conséquence de cette volonté, visible dans les zones des anciens états boers, une partie des élites sud-africaines construisit de complexes édifices raciaux, où chacun devait rester à la place à laquelle une science darwiniste et raciste le plaçait. De ce fait, les groupes noirs hétérogènes, les métis, les indiens, sans réels ciments ethniques et sociaux, ont été contraints par le discours et la politique anglo-boer à refonder leurs identités en suivant les préconisations des scientifiques et des officiels blancs.




Le drapeau de la nouvelle Afrique du Sud




Ces mouvements de composition d'identités linguistiques et ethniques trouvèrent leur aboutissement dans la création des bantoustans, ces pseudo-états que seule l'Afrique du sud raciste reconnaissait et qui devaient réunir tous les membres d'une même "ethnie" dans une zone. Fauvelle-Aymar, tout au long de son livre, montre comment les processus de construction des "ethnies" se sont mis en place : réalités sociales mouvantes, différences inter groupes approximatives, ossification de la structure et des différences entre groupes par le discours et les classifications officielles, appropriation par les communautés de ces construits, qui deviennent, pour finir, des réalités sociales. Mais celles-ci ne préexistaient pas à l'Afrique du Sud moderne! Le postulat racial des groupes existant de "toute éternité" est ainsi déconstruit. Il permit la production d'une réalité sociale qui s'imposa peu à peu jusqu'à être intégrée par les différents groupes (l'étendue de la réalité sociale préexistante sur laquelle s'articulent ces productions identitaires, ainsi que leur degré d'intégration par les acteurs individuels et collectifs me paraissent être les points centraux de la question de la "construction des identités" maintenant que la "révolution" de l'identité entamée par Benedict Anderson produit ses fruits les plus féconds - mais Fauvelle-Aymar, dans cette synthèse, ne s'approche guère de ces problèmes)

J'ai appris de nombreuses choses dans ce livre : la richesse de l'histoire sud-africaine, condensé des chimères et des drames de l'aventure coloniale et l'inextricable toile d'araignée des responsabilités qui en découle. Les khoisans, habitants du Cap, transformés en esclaves par les colons blancs. Les africains "bantous" qui tiennent pas à pas leur indépendance par les armes zouloues et par le sang versé par leurs voisins. Les paysans hollandais déracinés, devenus par isolement un peuple nouveau, les afrikaners, convaincus, de manière messianique, que cette terre qu'ils travaillent leur appartient. Le choc de cet autonomisme autarcique avec les projets impériaux britanniques. La tragédie anglo-boer de 1898-1900. La constitution du régime le plus honni de la planète pendant une trentaine d'années. Sa chute dans une paix plus ou moins relative. Son passé, si humain, si tragique, saura-t-il se convertir en un avenir, sinon radieux (qui croit encore à ce genre de formules?) à tout le moins normalisé? Fauvelle-Aymar ne répond pas à cette question, même s'il a suffisamment mis d'éléments du décor en place pour que le lecteur puisse, en conscience, essayer de formuler une réponse.


Les chariots boers de Blood River contre


Shaka Zulu :

le choc des mémoires et des histoires

Je ferai deux critiques à ce livre que j'ai au demeurant trouvé excellent. Pourquoi nier la réalité du massacre boer de 1901 et l'expédier en quelques lignes? 25 000 morts, c'est le chiffre sur lequel s'accordent les spécialistes, dont Fauvelle-Aymar. Alors qu'il parvient à expliquer avec le plus d'objectivité possible les différentes phases de l'histoire sud-africaine (et notamment l'extinction des khoisans du cap, l'esclavage des noirs ou le Grand Trek), j'ai l'impression qu'il craint de passer trop de temps sur cet épisode... Qui sait en effet si on ne l'accuserait pas de vouloir rendre hommage aux afrikaners au détriment des noirs et des métis. Si c'est cela, je pense que c'est ridicule. Concession à la "bien-pensance" selon laquelle les victimes doivent être classées selon leur innocence supposée (après tout ces colons, coupables, forcément coupables, ont bien cherché leur punition...) et les drames qu'ils vivent minorés en fonction de leur couleur de peau. Bel exemple d'aveuglement... et de logique en miroir à une certaine pensée identitaire et racialiste qui, elle, minorera les crimes commis contres les indigènes, noirs et métis. Si Fauvelle-Aymar est tombé dans ce piège bien souvent tendu à une certaine gauche, c'est bien dommage! On ne tait pas un massacre - peut-être un génocide, mais les débats sont controversés - quelles qu'en soient les victimes. Surtout qu'évaluer quelle influence a eu cet évènement dans la mythologie boer (Andres Pretorius, la bataille de Blood River, le Grand Trek, Kruger contre Rhodes, la résistance des kommandos afrikaners à l'armée régulière britannique et ses 300 000 hommes, etc...) peut permettre de mieux comprendre l'Apartheid.

Seconde critique, Fauvelle-Aymar assimile ce régime raciste à un totalitarisme, ce qu'il justifie par quelques minces assertions largement contestables. Je sais qu'il est de bon ton, de nos jours, de qualifier les régimes qui ne respectent pas les droits de l'homme de totalitaires, catégorie tiroir permettant tous les amalgames. Seulement ce genre d'assertions entraînent une perte de sens pour l'appellation "totalitaire". Après tout, le régime sud-africain a quand même laissé la liberté de la presse, le multipartisme (encadré), et a conservé jusqu'à la fin un régime parlementaire. Qu'on le qualifie de régime totalitaire m'intrigue et me dérange. Je pense que ce n'est pas rendre justice à la définition de ce terme que de le galvauder ainsi. L'Apartheid fut un système très particulier conjuguant idéologie et pratique racialiste et système de démocratie parlementaire classique. La non-citoyenneté des noirs et des métis, ainsi que la répression qui s'abattit sur ces derniers me pousseraient plutôt à qualifier ce régime d'autoritaire, voire de lui créer une catégorie à part, convenant à sa singularité.

Ces deux réserves mises à part, l'ouvrage de Fauvelle-Aymar correspond entièrement à ce que l'on peut attendre d'un livre d'histoire aujourd'hui : conjuguant les faits, leurs causes, mais aussi leurs interprétations, leurs usages, leurs relectures permanentes par les différents groupes sociaux en place. On comprend mieux l'Afrique du Sud à la lecture de cette histoire, on en sort mieux informé et surtout plus conscient des courants sous-jacents qui organisent les sociétés et les modèlent au gré de la dramaturgie des évènements.
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