10 décembre 2007
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Après ce détour churchillien, je reviens à des écrits plus actuels, avec cet essai de Denis Lacorne. Il est un de nos rares spécialistes en questions américaines à ne pas se contenter d'écrire des essais diplomatico-stratégiques, à moitié journalistiques, à dates de péremption extrêmement courtes. Au contraire, il cherche à expliquer au public français les subtilités de la société américaine. Car celle-ci, que nous croyons connaître, est par bien des aspects, incompréhensible et lointaine. L'aspect religieux n'est pas pour rien dans ce sentiment. Cet essai d'histoire politique, comme l'indique le sous-titre, ambitionne clairement d'expliquer la religion en Amérique aux lointains observateurs de ce pays que nous sommes.

Quelques constats s'imposent : la religion américaine est marquée par son histoire et par des épisodes ici inconnus ou mal compris : l'expérience puritaine, la multiplicité des sectes protestantes, les réveils évangéliques, la guerre des bibles, le rôle du protestantisme dans l'identité nationale, les aspects prosaïques de l'émergence d'une droite chrétienne et enfin l'aspect complexe de la jurisprudence en la matière. La colonisation de l'Amérique du Nord a d'abord été l'affaire de sectes anglo-saxonnes qui cherchaient là-bas la réalisation libre de leurs aspirations religieuses et eschatologiques. On ne compte pas les différentes variantes du protestantisme à avoir essaimé en Amérique. Les plus importantes, au XVIIe et XVIIIe siècles furent le puritanisme, le calvinisme et les quakers. Ces fondations religieuses influèrent sur le destin des colonies. Fondées sur l'égalité des croyants, mais aussi sur la révélation de la grâce divine par la réussite, elles entraînèrent quasi mécaniquement l'invention d'un système démocratique, refusant les hirérachies établies. Et les Eglises organisées furent peu à peu victimes de la radicalité puritaine : catholiques, anglicans notamment. Même lorsque le puritanisme originel se sera effacé derrière une société mercantile et capitaliste, cette lutte contre les Eglises, ce sentiment de liberté religieuse, ce millénarisme américain de "Terre Promise" resteront prégnantes. Elles feront leur apparition périodique au cours des deux derniers siècles : guerre des bibles suite à l'émigration irlandaise, opposition au catholicisme, racialisme wasp, droite chrétienne et majorité morale,...
Lacorne décrit ces différents moments de l'histoire américaine. La guerre des bibles, pour résumer, se déroula entre les protestants de toutes obédiences et les catholiques. Les traductions du texte Saint étant différentes entre les deux religions, la lecture d'extraits de la Bible à l'école au XIXe siècle fut l'occasion pour les différentes obédiences chrétiennes de s'entredéchirer. Les esprits protestants militants pensaient que l'Amérique perdrait son essence démocratique et particulière en laissant croître les catholiques ; ceux-ci voulaient défendre leur confession en évitant que les enfants ne soient mis en contact avec une version différente du christianisme. Cet épisode ne fut qu'une des nombreuses étapes de deux mouvements connexes : la lutte pour une libéralisation de la sphère religieuse par la disjonction entre l'identité proprement protestante et l'identité américaine, menées d'abord par les évangélistes, les sectes protestantes puis par les catholiques et maintenant par d'autres religions (Sikhs, hindous, musulmans) ; la lutte pour la préservation de l'identité américaine conçue comme spécifiquement puritaine, puis étendue à toutes les obédiences protestantes (les WASPS, les baptistes, la majorité morale de Jerry Falwell). La problématique de l'identification entre protestantisme et américanité traverse l'ensemble de l'histoire religieuse, et même politique, aux Etats-Unis.
Les réveils évangéliques, de Joseph Smith (mormons) à Jonathan Edwards ou Whitefield, sont une autre particularité de l'histoire religieuse du pays. Aux XVIIIe et XIXe siècles, deux réveils évangéliques parcoururent le continent. Portés par des leaders charismatiques, ils permettaient à des adultes de trouver une voie assez mystique de repentir et d'expression religieuse. La question, esquivée en général dans les histoires des Etats-Unis écrites par des français, est malheureusement un peu faiblement traitée. Lacorne en reste à leur description par les voyageurs français de l'époque et ne s'attaque pas au fond des raisons et des mécanismes socio-historiques qui ont permis l'émergence de tels mouvements. Ceux-ci ont en outre trouvés des continuations ces dernières années avec les télévangélistes (Billy Graham, Jerry Falwell), qui constituent, avec les born again les facettes les plus mystérieuses de la religiosité américaine.
Je voudrais néanmoins saluer l'avant-dernier chapitre du livre, qui reprend de manière admirable le phénomène le plus saillant de la vie politique américaine depuis 1960 : le triomphe des républicains dans le sud, dont j'ai déjà parlé dans ma recension de la bio de Johnson. Car il faut savoir qu'à l'époque de FD.Roosevelt, le candidat démocrate pouvait faire 95% des voix dans un Etat du Sud. Aujourd'hui ces Etats sont presque ingagnables par les mêmes démocrates. La raison, déjà exposée ici, est que les lois contre la ségrégation raciale ont diminué l'impact des démocrates dans le deep south. Et que les républicains, aiguillés par la belle réussite dans cette zone du candidat Goldwater en 64, ont oeuvré pour prendre le sud aux démocrates. La politisation des évangélistes, très influents dans cette région, a fait partie de cette stratégie. En défendant la liberté scolaire au sud (le choix pour les gens d'aller dans des écoles privées confessionnelles financées par l'argent public, mais fermées aux noirs...), les élus républicains se sont agrégés les défenseurs de l'évangélisme sudiste. Les républicains ont peu à peu acquis une grande assise religieuse et ont de ce fait dominé la Présidence et le Congrès, sauf à de rares occasions, depuis les années 70...
Seulement, maintenant, la majorité morale et la droite chrétienne ont isolé les républicains dans une stratégie intenable à terme, car trop radicalement identifiée aux vues de celles-ci. S'ils l'abandonnent, ils perdent une base sûre de leur électorat... s'ils la gardent, ils perdent le centre. Les prochaines élections seront à cet égard décisives.
Je regrette cependant que Denis Lacorne n'ait pas été plus ambitieux dans la composition de cet essai : 200 pages, c'est un peu court pour réellement aborder le sujet. Ce défaut serait mineur si l'auteur n'hésitait pas en permanence entre la description de ce que les auteurs français pensent de la religion en Amérique - voire de l'Amérique tout court - et l'explication du phénomène religieux outre-atlantique. Deux perspectives dans un espace aussi étroit, c'est l'assurance de n'en traiter aucune de manière satisfaisante. Néanmoins, il serait faux d'en conclure à l'inutilité de l'entreprise. En ce qui concerne le rôle des puritains dans les premiers temps de la colonisation, la question évangélique ou la lutte des catholiques pour la respectabilité, l'ouvrage de Denis Lacorne donne une bonne idée, synthétique, de la question. Là où il est le meilleur, sans surprise, c'est lorsqu'il se détache de la "vision des voyageurs français" pour expliquer réellement certains aspects du mécanisme religieux en Amérique. Par contre, lorsqu'il se contente de compiler les avis plus ou moins éclairés des intellectuels de l'hexagone, le doute s'instille. Non que les avis de Tocqueville, Chateaubriand, Mounier ou Sartre soient inutiles. Mais ils n'ont guère leur place dans cet ensemble. Ou alors il faudrait l'intituler Du regard des français sur la religion en Amérique. Je n'ai pas trouvé ces passages pertinents, même s'ils étaient instructifs dans leur critique parfois outrée de la civilisation américaine, trop religieuse ou trop matérialiste (les avis du chef du file du personnalisme, aujourd'hui un peu oublié, qu'était Emmanuel Mounier m'ont donné envie d'aller voir plus avant dans l'histoire intellectuelle des fondateurs de la revue Esprit)
En conclusion, la construction du livre serait à revoir... et le fond à étoffer. Mais le lecteur novice y trouvera d'intéressantes informations.

Quelques constats s'imposent : la religion américaine est marquée par son histoire et par des épisodes ici inconnus ou mal compris : l'expérience puritaine, la multiplicité des sectes protestantes, les réveils évangéliques, la guerre des bibles, le rôle du protestantisme dans l'identité nationale, les aspects prosaïques de l'émergence d'une droite chrétienne et enfin l'aspect complexe de la jurisprudence en la matière. La colonisation de l'Amérique du Nord a d'abord été l'affaire de sectes anglo-saxonnes qui cherchaient là-bas la réalisation libre de leurs aspirations religieuses et eschatologiques. On ne compte pas les différentes variantes du protestantisme à avoir essaimé en Amérique. Les plus importantes, au XVIIe et XVIIIe siècles furent le puritanisme, le calvinisme et les quakers. Ces fondations religieuses influèrent sur le destin des colonies. Fondées sur l'égalité des croyants, mais aussi sur la révélation de la grâce divine par la réussite, elles entraînèrent quasi mécaniquement l'invention d'un système démocratique, refusant les hirérachies établies. Et les Eglises organisées furent peu à peu victimes de la radicalité puritaine : catholiques, anglicans notamment. Même lorsque le puritanisme originel se sera effacé derrière une société mercantile et capitaliste, cette lutte contre les Eglises, ce sentiment de liberté religieuse, ce millénarisme américain de "Terre Promise" resteront prégnantes. Elles feront leur apparition périodique au cours des deux derniers siècles : guerre des bibles suite à l'émigration irlandaise, opposition au catholicisme, racialisme wasp, droite chrétienne et majorité morale,...
Lacorne décrit ces différents moments de l'histoire américaine. La guerre des bibles, pour résumer, se déroula entre les protestants de toutes obédiences et les catholiques. Les traductions du texte Saint étant différentes entre les deux religions, la lecture d'extraits de la Bible à l'école au XIXe siècle fut l'occasion pour les différentes obédiences chrétiennes de s'entredéchirer. Les esprits protestants militants pensaient que l'Amérique perdrait son essence démocratique et particulière en laissant croître les catholiques ; ceux-ci voulaient défendre leur confession en évitant que les enfants ne soient mis en contact avec une version différente du christianisme. Cet épisode ne fut qu'une des nombreuses étapes de deux mouvements connexes : la lutte pour une libéralisation de la sphère religieuse par la disjonction entre l'identité proprement protestante et l'identité américaine, menées d'abord par les évangélistes, les sectes protestantes puis par les catholiques et maintenant par d'autres religions (Sikhs, hindous, musulmans) ; la lutte pour la préservation de l'identité américaine conçue comme spécifiquement puritaine, puis étendue à toutes les obédiences protestantes (les WASPS, les baptistes, la majorité morale de Jerry Falwell). La problématique de l'identification entre protestantisme et américanité traverse l'ensemble de l'histoire religieuse, et même politique, aux Etats-Unis.
Les réveils évangéliques, de Joseph Smith (mormons) à Jonathan Edwards ou Whitefield, sont une autre particularité de l'histoire religieuse du pays. Aux XVIIIe et XIXe siècles, deux réveils évangéliques parcoururent le continent. Portés par des leaders charismatiques, ils permettaient à des adultes de trouver une voie assez mystique de repentir et d'expression religieuse. La question, esquivée en général dans les histoires des Etats-Unis écrites par des français, est malheureusement un peu faiblement traitée. Lacorne en reste à leur description par les voyageurs français de l'époque et ne s'attaque pas au fond des raisons et des mécanismes socio-historiques qui ont permis l'émergence de tels mouvements. Ceux-ci ont en outre trouvés des continuations ces dernières années avec les télévangélistes (Billy Graham, Jerry Falwell), qui constituent, avec les born again les facettes les plus mystérieuses de la religiosité américaine.
Je voudrais néanmoins saluer l'avant-dernier chapitre du livre, qui reprend de manière admirable le phénomène le plus saillant de la vie politique américaine depuis 1960 : le triomphe des républicains dans le sud, dont j'ai déjà parlé dans ma recension de la bio de Johnson. Car il faut savoir qu'à l'époque de FD.Roosevelt, le candidat démocrate pouvait faire 95% des voix dans un Etat du Sud. Aujourd'hui ces Etats sont presque ingagnables par les mêmes démocrates. La raison, déjà exposée ici, est que les lois contre la ségrégation raciale ont diminué l'impact des démocrates dans le deep south. Et que les républicains, aiguillés par la belle réussite dans cette zone du candidat Goldwater en 64, ont oeuvré pour prendre le sud aux démocrates. La politisation des évangélistes, très influents dans cette région, a fait partie de cette stratégie. En défendant la liberté scolaire au sud (le choix pour les gens d'aller dans des écoles privées confessionnelles financées par l'argent public, mais fermées aux noirs...), les élus républicains se sont agrégés les défenseurs de l'évangélisme sudiste. Les républicains ont peu à peu acquis une grande assise religieuse et ont de ce fait dominé la Présidence et le Congrès, sauf à de rares occasions, depuis les années 70...
Seulement, maintenant, la majorité morale et la droite chrétienne ont isolé les républicains dans une stratégie intenable à terme, car trop radicalement identifiée aux vues de celles-ci. S'ils l'abandonnent, ils perdent une base sûre de leur électorat... s'ils la gardent, ils perdent le centre. Les prochaines élections seront à cet égard décisives.
Je regrette cependant que Denis Lacorne n'ait pas été plus ambitieux dans la composition de cet essai : 200 pages, c'est un peu court pour réellement aborder le sujet. Ce défaut serait mineur si l'auteur n'hésitait pas en permanence entre la description de ce que les auteurs français pensent de la religion en Amérique - voire de l'Amérique tout court - et l'explication du phénomène religieux outre-atlantique. Deux perspectives dans un espace aussi étroit, c'est l'assurance de n'en traiter aucune de manière satisfaisante. Néanmoins, il serait faux d'en conclure à l'inutilité de l'entreprise. En ce qui concerne le rôle des puritains dans les premiers temps de la colonisation, la question évangélique ou la lutte des catholiques pour la respectabilité, l'ouvrage de Denis Lacorne donne une bonne idée, synthétique, de la question. Là où il est le meilleur, sans surprise, c'est lorsqu'il se détache de la "vision des voyageurs français" pour expliquer réellement certains aspects du mécanisme religieux en Amérique. Par contre, lorsqu'il se contente de compiler les avis plus ou moins éclairés des intellectuels de l'hexagone, le doute s'instille. Non que les avis de Tocqueville, Chateaubriand, Mounier ou Sartre soient inutiles. Mais ils n'ont guère leur place dans cet ensemble. Ou alors il faudrait l'intituler Du regard des français sur la religion en Amérique. Je n'ai pas trouvé ces passages pertinents, même s'ils étaient instructifs dans leur critique parfois outrée de la civilisation américaine, trop religieuse ou trop matérialiste (les avis du chef du file du personnalisme, aujourd'hui un peu oublié, qu'était Emmanuel Mounier m'ont donné envie d'aller voir plus avant dans l'histoire intellectuelle des fondateurs de la revue Esprit)
En conclusion, la construction du livre serait à revoir... et le fond à étoffer. Mais le lecteur novice y trouvera d'intéressantes informations.