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Biblio-Infinie

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  • : Un blog destiné à faire partager mes lectures. Plongée dans une bibliothèque infinie... Romans, essais, livres d'histoire, économie, philosophie,...
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C'est quoi ce blog?

Biblio-infinie, un micro blog sans prétention aucune (comme le titre l'indique si bien)... et où je commenterai sans compromission ce que je lis! Fonctionne en courant alternatif selon mes disponibilités (je ne commente en fait que quelques lectures, choisies selon des critères complètement aléatoires et variables).

Littérature, histoire, essais, bref des recensions au fil des lectures... Peu de place cependant au buzz  et aux sorties à la mode. Il existe suffisamment de promoteurs dans les médias pour que je n'agglutine pas ma voix au concert des épiciers.

Place aux avis d'un citoyen aspirant "honnête homme" (c'est moi!), pur produit de notre beau système universitaire français qui fonctionne si bien, que le monde entier nous envie, qui forme tant de grands esprits et tout, et tout, et tout...

Bonne lecture!

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21 janvier 2008 1 21 /01 /janvier /2008 18:30
J'en arrive ici à ma dernière recension d'un livre lu en 2007. Oui, j'ai un peu de retard. Quelques menus problèmes de santé et un travail un peu plus chronophage que de rigueur m'ont empêché d'avancer au rythme que j'aurais voulu mien en ce début 2008. Cependant, je parviens encore à mettre à jour régulièrement ce blog. C'est un rendez-vous important qui me permet désormais, je m'en rends mieux compte, de revenir sur mes lectures et de les aborder avec un peu de recul. Fermer un livre, l'achever, laisse une première impression qui s'affine lorsque je me replonge dans mes souvenirs et feuillette de nouveau celui qui fut le compagnon de plusieurs heures. Comme je l'indique dans mon nouvel avant-propos, je ne cherche pas ici à suivre le buzz médiatique qui accompagne souvent la sortie d'un livre. J'ai un programme de lecture très éclectique et peu lié aux considérations de l'instant présent. Il s'agit, je pense, de réintroduire un peu de profondeur dans la superficialité du zeitgeist, au présentisme parfois obsessionnel : ce qui est ancien, ce qui n'est pas dans l'agenda, a tout autant sa place que ce qui vient d'être publié. Point de dogmatisme. J'ai chroniqué des livres très récents, et j'en chroniquerai d'autre. Mais jamais au point d'en faire un principe. Rester libre autant que faire se peut, un joli programme! Je reviens donc à la littérature avec ce roman du Prix Nobel de littérature américain John Steinbeck. Surtout connu pour Les raisins de la colère, Des souris et des hommes ou A l'est d'Eden, il a cependant publié au long de sa carrière des romans généralement considérés comme mineurs qui ne manquent pourtant pas d'intérêt. C'est le cas de celui-ci, absent de la bibliographie de l'auteur consignée dans l'encyclopédie de la littérature (collection livre de poche)

steinbeck.jpg

Ce roman raconte une poignée de journées vécus par un échantillon de la société américaine, réunis par la contingence dans un même espace. Quelques individus, usagers d'une ligne de bus californienne, se trouvent, par la faute d'une casse mécanique et d'un accident climatique, isolés ensemble loin de la société. Thème romanesque classique, la rupture introduite ici va provoquer l'effervescence de cette mini société, chacun remettant en cause sa propre existence pendant cette brève parenthèse, avant de reprendre le cours de ses activités. Steinbeck réunit ici une galerie de personnages extrêmement typés : un chauffeur de bus d'origine mexicaine, sa femme alcoolique, un apprenti mécano adolescent et concupiscent, une strip-teaseuse, un couple de bourgeois conformistes et leur fille étudiante, un représentant en farces et attrapes, un vieillard acariâtre, une naïve serveuse de bar rêvant d'Hollywood, ... Tous sont, à leur manière, des ratés, des victimes du rêve américain sous toutes ses formes. La panne de l'autocar va être l'occasion pour chacun d'essayer de transformer son existence, par des choix radicaux qu'une situation normale n'aurait pas permis. Le titre du roman est d'ailleurs fort bien trouvé : ces naufragés de l'autocar ne le sont pas seulement parce que leur bus s'immobilise dans la boue causée par une crue torrentielle, non, ils le sont tous à plus ou moins grande échelle dans leur propre vie. Le chauffeur, Juan, dont la vie est rythmée par les transports de voyageurs souvent antipathiques et égocentriques, se demande comment il en est arrivé à cette médiocrité. Sa femme, jalouse, noie dans l'alcool son angoisse d'être quittée. Les bourgeois et leurs conventions hypocrites vivent une existence glaciale et fausse, leur fille vit la classique crise du jeune adulte voulant voler de ses propres ailes, l'adolescent est obsédé par la chair à laquelle son acné ne lui permet pas d'accéder, la serveuse a l'esprit embrumé de chimères bovarystes et cinématographiques, la strip-teaseuse voit avec dégoût son sex-appeal attirer autour d'elles tous les hommes, le vieillard, menacé par des accidents cérébraux répétés se sait prêt de la mort, le représentant en farce et attrapes fait semblant de vivre pour son travail. Tous sont pathétiques avant même de prendre l'autocar.

Leur misère n'est pas noire. Elle n'est même pas, pour la plupart d'entre eux, économique. C'est une misère spirituelle de petit-bourgeois aux rêves étriqués, d'individus emportés par le tourbillon d'une vie choisie par défaut, qui se débattent dans le petit marigot de leur médiocrité. Tous ces individus égocentriques, aux rêves et aspirations brimées vont réagir à la situation inédite qui se présentent devant eux. Tous vont plus ou moins échouer. Rompre avec sa propre petite existence nécessite des efforts, un héroïsme personnel qu'aucun ne possède au fond de lui. Et si on sent chez les plus vieux le conformisme à ses non-choix de jeunesse, on sent chez les plus jeunes les prémisses d'un inéluctable ratage, que Steinbeck ne présentera pas, mais laissera présager. La petite bonne, qui est amoureuse de Clark Gable, s'imagine star à Hollywood et sympathise, les yeux pleins d'admirations, avec la charnelle strip-teaseuse. Le lecteur n'a pas besoin de beaucoup extrapoler pour l'imaginer au mieux serveuse d'un motel minable des suburbs de L.A., au pire vendant son corps pour subsister. Son inconscience attristera le lecteur, moins naïf, et qui sait toutes les embûches qui stopperont la pauvre serveuse bien avant qu'elle ne puisse devenir une star. Dans l'échec nécessaire qu'est toute vie, des choix se présentent pourtant à certains. Le couple bourgeois passe près de la rupture, leur fille étudiante se réfugie une nuit dans les bras du chauffeur, ce dernier plante le bus et abandonne ses voyageurs avant de piteusement faire marche arrière, ligoté par ses engagements et son incapacité à réellement rompre avec ce présent mal-aimé qui est malgré tout une part indissociable de son existence.

steinbeckphot.jpgSteinbeck

Ce roman de l'échec n'est pourtant pas un roman triste. Il n'a pas en lui le désespoir glauque houellebecquien. Au contraire, ce naufrage de l'autocar recèle de merveilleux instants de drôlerie. Ces moments que chacun connaît, lorsque le ridicule s'y dispute avec le pathétique jusqu'à éclairer le visage du lecteur d'un sourire entendu. Car leurs drames sont ceux de toute existence moyenne : mauvais choix, mariages malheureux, frustrations professionnelles ou sexuelles,... Rien de bien grave en somme. Chacun porte sa propre croix, mais il ne faut pas en faire un drame : la vie n'est qu'une comédie. Cet effet est accentué par la merveilleuse écriture cinématographique de Steinbeck. J'ai rarement lu un ouvrage qui me fasse visualiser si bien ce qu'il s'y passe : une écriture classique, néanmoins lumineuse, qui ressemble à un enchaînement de plans et de séquences. En un peu moins de 400 pages, John Steinbeck livre ici une performance à peu près parfaite : le thème est un tel exercice imposé, empli potentiellement de chausse-trappes, de déjà-vu et de lieux communs qu'il faut un vrai talent pour en extraire quelque chose. Dans les limites qu'il s'est assigné, Steinbeck est excellent. Le roman pourra paraître facile, les personnages artificiels, les situations convenues, les problèmes attendus, leurs solutions plus encore, et pourtant je ne peux m'empêcher d'apprécier ce roman. C'est justement son aspect conventionnel qui en fait à mon sens un sommet d'exercice littéraire. Comme le disait Romain Gary à la fin des Cerfs-volants : "on ne saurait mieux dire". Je conçois aisément qu'aux côtés d'autres chefs d'oeuvre d'une littérature plus ambitieuse et intellectuelle, ce roman fasse pâle figure. Et pourtant, plus j'y repense, plus je trouve que dans son approche classique, visuelle, en quelque sorte stéréotypée, ou plutôt créatrice de stéréotype, il transcende les conventions du genre et force l'auteur qui, demain, s'attachera à traiter un tel thème à faire preuve d'une grande originalité. Quant à l'échec de ces personnages communs, d'une banalité si confondante qu'elle en devient irréelle, il nous rappellera fort justement à quel point nos vies aussi sont faillibles. Nous devons les regarder en face sincèrement, lucidement et modestement jusqu'à en limiter le plus possible la vaine croyance en notre propre exceptionnalité, fantasme que ne cesse d'exciter le singularisme individualiste ambiant. Mais chez Steinbeck, ce constat n'est pas tragique et anxiogène comme chez Houellebcq, il est gai et conscient des joies mesurées de l'existence : le vieil homme, si odieux, nous rappellera opportunément le terme naturel de cette présence au monde et la nécessaire modestie qui doit s'y attacher.



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13 janvier 2008 7 13 /01 /janvier /2008 21:00
  Après deux semaines de vacance, loin d'un ordinateur, je me retrouve en retard de recensions. Néanmoins pendant cette pause, plus courte que les précédentes, j'ai eu le plaisir de voir David Cosandey parler, sur son site, et en bien, de la chronique que j'ai consacrée à son ouvrage Le secret de l'occident. Il est suffisamment rare qu'un auteur lise ce que ses lecteurs ont pensé de son livre pour que je le remercie ici. Voilà exactement ce qui justifie ce modeste blog. L'internet permet ainsi, de temps à autre, de manière totalement surprenante, la mise en relation entre un auteur et un de ses lecteurs. Ce n'est pas grand chose, cependant cela me conforte dans ma décision de l'automne de continuer à écrire des recensions, à un rythme plus élevé. Je n'attend évidemment pas de telles gratifications symboliques d'une bonne partie des auteurs des livres recensés sur ce site, pour la bonne et simple raison qu'ils sont ... morts. Situation de l'auteur de Voyage Babylonien, recensé aujourd'hui (quelle jolie transition!)


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Alfred Döblin, écrivain allemand exilé par l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933, est notamment l'auteur de Berliner Alexanderplätz, adapté au cinéma en 1980 par Rainer Fassbinder. Dans Voyage Babylonien, il retrace les aventures d'un dieu babylonien déchu de son olympe. Idée originale d'ailleurs : Conrad - l'usage de noms allemands résonne bizarrement - fut longtemps le dieu majeur du panthéon babylonien. Créateur de l'univers, roi des dieux, dieu des rois, il régna dans toute sa superbe durant des siècles, voire des millénaires. Seulement, un jour, il s'éveilla dans son palais, affamé, usé, vieilli. Plus personne pour l'adorer, plus personne pour le vénérer et le nourrir (de manière assez particulière d'ailleurs, la description est savoureuse), seulement un vieux château dans les nuages, silencieux, occupé par soixante serviteurs cadavériques. Rapidement, le souffre-douleur du panthéon babylonien, un sous-dieu objet de tout le mépris de Conrad, survint. Georges - c'est son nom... - expliqua à Conrad qu'il ne régnait plus sur rien, que sa démesure et son emphase, sa rapacité et son avidité avaient mis fin à la civilisation babylonienne et qu'il avait été supplanté, dans l'univers, par un Dieu plus puissant, qu'on devine être celui des chrétiens. Décontenancé, Conrad accepta néanmoins la proposition de Georges, à savoir descendre sur terre. Le Sous-Dieu espérait en tirer la vengeance de siècles d'humiliations ; Conrad voulait vérifier les dires de Georges et essayer de reprendre son pouvoir.


doeblin.jpgAlfred Döblin

Ainsi commence Voyage babylonien, qui va entraîner Conrad, Georges et Waldemar (un des soixante serviteurs) à travers l'Europe de l'entre-deux-guerres. Ce motif original permet à Alfred Döblin d'entamer une réflexion sur la condition humaine, à travers le prisme d'un Dieu contraint et forcé de devenir un homme et de partager les joies et les peines de cette destinée. Des déserts mésopotamiens à Paris, en passant par Bagdad, Constantinople et Zürich, ce long voyage est avant tout une réflexion sur l'exil et la destinée. Seulement, pas de tragique ici, Döblin préfère le ridicule et le comique au pathos pour conter les aventures de ce dieu irresponsable, incapable et profiteur. Il lui adjoint deux comparses : Georges, le truand, qui comprendra peu à peu les rouages de la société jusqu'à faire fortune, avec cynisme et froideur, sans aucune morale ; Waldemar, le pauvre serviteur, pathétique, alcoolique, incapable de prendre son destin en main. Ces deux archétypes qui accompagnent le dieu sont les deux faces extrême de la condition humaine : l'action égoïste et immorale d'un côté, la faiblesse incapable, naïve et pourtant généreuse de l'autre. Conrad oscillera tout le long du roman entre ces deux extrêmes, développant peu à peu une identité propre. Alors que les deux cent premières pages respirent un optimisme, une drôlerie peu communes dans la littérature allemande - on les sent inspirées des romans picaresques et des romans d'apprentissage du XVIIe et du XVIIIe siècle - peu à peu, le ton de Döblin se fait plus sombre. Conrad, si enthousiaste devant cette merveilleuse condition humaine se rend compte des drames et des épreuves qu'elle sous-tend. Trop hédoniste pour être froidement cynique, trop optimiste pour être désespéré, trop intelligent pour croire à la fable qui se déroule sous ses yeux, Conrad en vient peu à peu à expérimenter toutes les facettes du devenir humain, le succès comme l'échec, l'acceptation comme le refus du monde, et finira, apaisé, par les rejeter toutes.

Plus le roman s'avance, plus le lecteur sent l'acidité des propos de Döblin et la cohérence de l'ensemble s'en ressent quelque peu. Certaines scènes du début - notamment celles des cours d'histoire babylonienne dispensés par des margoulins incompétents - sont particulièrement drôles. D'autres scènes - plus avant dans le livre - ne laisse plus place qu'à une critique grinçante de la société. Döblin, qui ne raconte pas cette histoire d'un trait, mais part souvent dans des chemins de traverse pour conter telle ou telle histoire, décrit notamment un défilé des progrès du futur, que Georges commente au Tsar Alexandre II : un festival de propos grinçants, bien représentatifs des désillusions qui pouvaient être celles d'un allemand exilé en 1933 : armement, guerre, destruction, etc.... Les évènements politiques de l'époque sont assez peu abordés, quoique on puisse deviner, ici ou là, quelques mentions cachées de la situation des années trente.

La forme romanesque choisie par Döblin, celle du conte, avec de très nombreux apartés, laisse parfois le lecteur un peu perdu : il faut savoir se déprendre de la tradition romanesque et se laisser entraîner dans un ensemble parfois incohérent, mais extrêmement riche. J'ai aussi ressenti de manière diffuse, une thématique catholique : l'auteur finira par se convertir une décennie plus tard, à cette religion. La symbolique du dieu qui se fait homme pour connaître les épreuves de l'humanité souffrante est évidemment chrétienne (même si Conrad a une perception de ce partage des épreuves quelque peu particulier). Mais c'est tout le roman qui finalement est parcouru par des préoccupations chrétiennes et catholiques, sans pour autant être "un roman réaliste papiste". C'est encore assez sous-jacent et flou dans l'oeuvre de Döblin à ce moment-là. L'autre grand thème, c'est évidemment celui de l'homme exilé : soulagé et heureux au moment où il quitte enfin cette patrie où il ne pouvait plus vivre, puis de plus en plus intrigué et déçu par les personnes qui s'agitent autour de lui, avant d'essayer de reconstruire quelque chose, loin, le plus éloigné possible de la société elle-même, qui lui rappelle chaque jour dans son altérité qu'il est lui-même un exilé, loin de chez lui. Un thème pessimiste, qui est celui que partagent les exilés politiques (ou ici divins), traverse l'évolution de Conrad, éloigné de sa patrie, sans plus d'espoir d'y revenir et qui doit reconstruire ailleurs.

Ce roman, très riche au fond, un peu décevant dans la forme (le langage hésite souvent entre le lyrique et le trivial - si c'est voulu, c'est parfois malhabile ; les digressions sont parfois peu convaincantes), ce roman donc, examine les affres de la condition humaine, un sourire, gai ou cynique, aux lèvres. Rions de peur d'avoir à en pleurer aurait dit Beaumarchais. Peu à peu ce sourire s'efface et, aux yeux de Conrad comme des nôtres surgit toute l'absurdité de l'existence. Un conte instructif, quoique un peu vain.
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25 décembre 2007 2 25 /12 /décembre /2007 12:00
Dans la série "je me fixe des défis absurdes", j'ai décidé voilà quelques mois de m'atteler à lire un ou plusieurs chefs d'oeuvre de l'ensemble des Prix Nobel de littérature. Je sais bien que ce genre de récompenses sont souvent critiquées : arbitraires, aveugles, à côté de la plaque. Cependant, tenter de s'ouvrir à ce qui n'est pas à la mode, à ce qui ne vient pas d'être publié, nécessite quelques connaissances, un certain sens de l'orientation. Une liste de lauréats peut constituer une première étape, un premier guide. Je ne descendrais pas dans les sombres arcanes du Goncourt, mais il me semble que le Nobel, attaché à une oeuvre plus qu'à un livre, possède une bonne dose de légitimité. Le tropisme scandinave de l'Académie n'est en plus pas pour me déplaire. Pour l'instant, j'ai abordé Kipling (1907), Lägerlof (1909), France (1921), Gide (1947), Eliot (1948), Faulkner (1949), Lägerkvist (1951), Mauriac (1952), Churchill (1953), Steinbeck (1962), Soljenitsyne (1970), Morrison (1993) et Saramago (1998). William Golding (1983) s'ajoute aujourd'hui à cette liste.

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Certains romans sont écrits pour les enfants. D'autres, écrits pour les adultes, sombrent, sans qu'on sache bien pourquoi, dans les collections jeunesse, alors même que leur profondeur et les thèmes abordés devaient les préserver de cela. Gulliver de Jonathan Swift, Ivanhoë de Walter Scott, Vendredi de Michel Tournier ont connu cette étrange inflexion. William Golding et sa Majesté des Mouches également.

Quelques enfants se retrouvent, suite à un accident d'avion, isolés dans une île déserte. Très rapidement, ils se trouvent un chef charismatique qui essaie démocratiquement d'orienter les occupations de ses petits camarades : attiser un feu suffisant pour que les adultes puissent les secourir. Ralph, puisque c'est son nom, symbolise la raison et la civilisation. Lui manque seulement l'intelligence et la psychologie pour devenir le chef que les enfants auraient du avoir pour s'en sortir sans dommages. En effet, très vite, Ralph est dépassé. En quelques dizaines de pages, tout bascule et l'île s'enfonce peu à peu dans une dérive sanglante : combat des chefs, meurtre rituel, élimination des individus raisonnables, chasse aux différences, développement d'une religion irrationnelle, homogénéisation dictatoriale de la société...

La raison disparaît vite de l'atoll de rêve pour laisser la place au grégarisme et à la tyrannie. Débarassés de ses carcans (les adultes et leur règles), les enfants reviennent vite à un état de nature bien éloigné du Bon Sauvage cher à Rousseau. Peinturlurés, masqués, certains d'entre eux commettent des crimes. Redevenus des primitifs, ils adorent une idole, Sa Majesté des Mouches, qui n'est rien d'autre qu'une tête de cochon putréfiée. Tout ce que la civilisation a tenté de leur inculquer s'efface devant la nature, la seule et unique nature de l'homme, que la société canalise à grand peine. Violence, exclusion, panurgisme, bêtisme, fanatisme, idôlatrie, fétichisme, etc... Contre les bâtisseurs de cabanes, les protecteurs du feu potentiellement salvateur, se dresse une coterie de chasseurs, liés par la force et la puissance, que la raison ne parvient bientôt plus à canaliser. Lorsque l'espoir d'être sauvé s'efface, une nouvelle société, tribale, se met en place, effaçant tout ce qui l'a précédé - ou cherchant à le faire. Lutte pour le pouvoir, lutte pour la survie, exploration d'une chute, le roman aborde des thèmes peu évidents pour un public enfantin. Ce livre peut et doit donc être lu à des âges plus avancés.

Au final, je n'ai cependant pas été totalement convaincu par ce court roman pessismiste. La chute de la société enfantine est certes bien racontée. Mais la thèse elle-même n'est guère originale. Nul besoin de lire ce livre pour savoir à quel point le vernis civilisé peut craquer dans des situations extrêmes. L'illustration n'est pas maladroite, mais je trouve qu'elle manque de puissance. Peut-être la raison pour laquelle ce roman est plutôt adressé aux enfants et adolescents désormais.

 
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28 novembre 2007 3 28 /11 /novembre /2007 22:16
Je vais tenter quelque chose que je n'ai pas osé faire pour Guerre et paix de Tolstoï, lu et non chroniqué, essayer de parler d'un chef d'oeuvre de la littérature. C'est un exercice difficile, car il a fait l'objet de nombreuses recensions, de thèses, bien plus abouties que ma petite bafouille rédigée hâtivement, la seule chose dont je sois capable. Mais enfin, j'essaie. Après tout...


crimesetchatiments.jpg

Plongée dans la psychologie tourmentée d'un criminel, Crime et châtiment est un de ces romans que l'on ne présente plus. Un classique. Un monument. Un de ceux qu'il faut avoir lu une fois dans sa vie. Le chef d'oeuvre de Fédor Dostoïevski, un des maîtres russes du XIXe siècle. L'histoire est simple : Rodion Raskolnikov, un étudiant, élabore une théorie de la justification du crime, seul, dans sa misérable chambre de Saint-Petersbourg. Voit dans l'humanité deux types d'êtres : les moutons et les bergers. Les hommes et les surhommes. Ceux qui vivent et ceux qui disposent de la vie des autres. Les génies n'ont ils pas construit le monde par le sang et le feu? Napoléon, révéré après sa mort, n'était il pas un criminel? De Toulon à Arcole, d'Austerlitz à Borodoino, son élévation au-dessus de la masse est une longue litanie de morts et de souffrances...

De cette nietzschéenne réflexion, Raskolnikov tire une conclusion : que vaut le meurtre d'une méchante usurière, bête, laide, inutile, si il permet le salut financier de son assassin et de son entourage? Ne faut-il pas à un moment, s'extraire de la masse des hommes de faible volonté et changer le monde, par le crime si c'est nécessaire? Sa pensée brouillée par cette obsession, Raskolnikov ne peut résister à la conclusion logique qu'il en tire.
Il ira assassiner la vieille usurière et sa soeur, qui l'avait surpris. En commettant ce crime, Raskolnikov va plonger. Se tuer. Détruire l'être qu'il était. Ce qu'il a commis, malgré ses belles constructions rationnelles justificatrices, il va finir par le payer. Déjà, il assassine l'innocente soeur (dans toutes les acceptations du terme "innocente"), premier écueil. Ensuite, il s'évanouit lors d'une visite de routine au commissariat, malade, alors même que les policiers parlaient de ce double meurtre. Eveillant les soupçons du subtil juge d'instruction Porphyre, Raskolnikov emprunte une voie qu'on devine sans retour. Il oscille ainsi entre l'abattement, le besoin de se dénoncer et l'euphorie, le désir de s'échapper, entre les conséquences morales et physiques (il est malade tout le livre) de son acte et la nécessité d'assumer la portée intellectuelle et logique de son raisonnement. Car s'il ne supporte pas le fait d'avoir tué, c'est alors qu'il n'est pas un surhomme, comme il finit par le deviner aux deux tiers du livre. Napoléon eût-il hésité? S'en serait-il voulu? D'ailleurs, Dostoievski qui introduit la réflexion et la philosophie par l'intermédiaire des dialogues, de la pensée à voix haute, livre un des plus beaux interrogatoires de la littérature lorsque peu à peu Raskolnikov dévoile son jeu au juge Porphyre et finit presque par se dénoncer. Un des grands morceaux du livre.

medium-Dostoievski7.JPGDostoievski

La contradiction que rencontre Raskolnikov entre une identité chrétienne - tu ne tueras point - et cette philosophie de la puissance trouve finalement sa résolution par l'échec de cette dernière. "Ecraser un pou" en assassinant un de ces "moutons bêlants" n'est pas sans conséquence. Comme le montre le juge d'instruction, la solution choisie par Raskolnikov est sans issue. Et le roman n'est pas sans écho pour un homme du XXIe siècle, qui sait à quoi la philosophie du surhomme a pu aboutir historiquement. Raskolnikov finira par accepter son châtiment et, dans un épilogue peut-être superflu, y trouver sa rédemption. Cependant, Crime et Châtiment, ce n'est pas qu'un crime, un roman policier inversé (puisqu'on connaît le crime, l'assassin et ses motivations dès le début). C'est aussi
la peinture sordide d'un Saint-Pétersbourg des ivrognes et des miséreux. La famille Marmeladov, avec son alcoolique, sa prostituée, ses enfants misérables, ne déparerait pas dans Zola. Le pathétique est prégnant et donne lieu parfois à des scènes particulièrement marquantes : terrible mort du fonctionnaire Marmeladov puis de son épouse...
Dans le roman, on devine aussi une critique du socialisme naissant, caricaturé violemment par le personnage de Lebtzniakov, un idiot, semi-cultivé qui gobe tout ce qu'il lit et applique bêtement, jusqu'à la contradiction, les principes qu'il croit avoir saisi (sa défense, mais peut-on parler d'une défense, de la prostituée Sonia, est comique).
A toutes les idéologies nées à l'ouest (socialisme, matérialisme, philosophie préfigurant Nietzche), Dostoievski oppose l'idée de la rédemption et le mysticisme. Très chrétien tout ça.


Même si j'ai eu des difficultés à entrer dans le sujet (je n'avais pas forcément l'esprit à lire ce genre de choses), j'ai trouvé les cent premières pages et les deux cents dernières admirables : Dostoievski opère par pics d'intensité, on sent là le feuilletoniste, et fait monter la tension progressivement à plusieurs reprises. Parfois la machine tourne cependant un peu à vide... notamment entre la 150e et la 300e page. Mais la suite vaut vraiment la peine. Je ne me suis aps accroché pour rien!
Je me rends compte, malgré mes efforts, qu'il m'est impossible de résumer en quelques lignes la puissance de ce livre : un seul conseil, le lire.
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12 février 2007 1 12 /02 /février /2007 21:30
Changement de style complet avec cette recension. Je quitte les rivages américains et les livres "sérieux" pour parler d'un petit roman, perle anarchiste et satirique, Le brave soldat Chveïk. Jaroslav Hašek (1883-1923) était un anarchiste de Bohême qui vécut les derniers temps de l'empire Habsbourg et son effondrement.Fondateur du Parti du lent progrès dans les limites de la loi, qui caricaturait, avant-guerre, les partis politiques du vieil empire, Hašek vécut de sa plume, dans des conditions parfois difficiles. La plupart de ses expériences se retrouvèrent dans son cycle du soldat Chveik, qu'il n'eut pas le temps d'achever. Ce brave Chveïk vit, à partir de 1914, des aventures comiques qui tranchent singulièrement avec les récits des anciens combattants auxquels nous sommes plus habitués (Remarque, Dorgelès,...). Le premier tome, que je viens d'achever, sans savoir d'ailleurs qu'il en existait d'autres, raconte les deux premières années du conflit. Cela va de la déclaration de guerre de l'Autriche à la Serbie - il faut absolument lire le cours de relations internationales dispensé par Chveik à sa logeuse à ce propos et qui constitue un sommet de l'analyse de haute voltige, digne de nos pires éditorialistes/journalistes/pythies omniscients (au hasard... Alain Minc?) - jusqu'aux premiers mois de 1915, temps de l'hésitation italienne sur sa bélligérance.


"L'Empereur François-Joseph en prend pour son grade, comme toute la société austro-hongroise...

Chveik, donc, est un brave soldat... ou plutôt il essaie de l'être. Car Chveik a un défaut. C'est un imbécile. Une sorte de Sancho Pança qui tire en général des conclusions particulièrement ineptes des situations dans lesquelles il est plongé. Il en profite généralement, comme Sancho Pança, pour utiliser des exemples et des dictons remplis de la sagesse populaire qu'utilisait si bien (si mal?) l'écuyer de Don Quichotte. Cela crée évidemment un décalage avec son environnement, les officiers, les policiers, les prêtres étant presque tous très sérieux et très concernés par leur mission. L'imbécilité de Chveik l'entraîne dans des mésaventures sans fin, de la prison à l'asile en passant par le camp militaire. Il finit toujours par s'en sortir, non par quelques talents cachés, mais bien par son incroyable faculté à user et abuser ceux qui ont pour mission de le garder, de le soigner ou de le punir. Combinard à la petite semaine, ahuri pontifiant, bavard impénitent, Chveik entraîne le lecteur dans les affres du régime policier austro-hongrois. Rien n'échappe à sa bêtise, rien n'échappe à la vindicte satirique de l'auteur : l'armée d'abord, l'église ensuite, la police enfin.


Sa rencontre avec un aumônier militaire signe la fin provisoire de ses mésaventures. Devenu l'ordonnance du plus abominable ivrogne que l'Eglise ait jamais accueilli en son sein, il constitue avec lui une fine équipe d'escrocs lamentables. Ce passage constitue le plus évidemment anarchiste de tous. Le curé, non content de s'enivrer sans cesse, est aussi incapable de dire la messe que vous ou moi. Et c'est ce qui rend ses sermons, ses messes ou son extrême-onction particulièrement ridicules - et drôles. Finalement, Chveik, après quelques aventures minables avec Otto Katz, finit par changer de patron (dans des conditions que je vous laisse découvrir). Et se retrouve aux ordres d'un lieutenant très sérieux, très appliqué... Enfin...Très sérieux, oui, mais avec les femmes et très appliqué à éviter d'être envoyé sur le front. Il suffira à Chveik de quelques jours pour ruiner involontairement la carrière de son patron... tout ça avec le sourire!

L'auteur Jaroslav Hašek

Evidemment, ce livre n'a guère de portée philosophique ou politique. Mais il a un atout non négligeable en cet hiver pénible... il fait rire, distrait aux dépens de la vieille monarchie Habsbourg. Bien sûr,
Hašek tire sur un corbillard. Mais la charge, parfois grossière, n'en reste pas moins jouissive. La douce ironie avec laquelle il décrit l'armée impériale et le rôle des officiers sont ainsi très drôles... comme le reste du livre. Je crois que je ne tarderai pas à acheter la suite!
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27 octobre 2006 5 27 /10 /octobre /2006 00:21

 Depuis que je suis dans le monde du travail, je n'ai plus beaucoup de temps pour moi. J'ai encore de nombreuses recensions à effectuer pour rattraper le retard pris cet été. Je sais, comme d'autres avant moi, j'ai beaucoup promis mais j'ai peu tenu. Etant donné la décrépitude dans laquelle allait tomber ce blog, je considèrais comme nécessaire de vous donner un petit avis quant à un roman lu il y a quelques mois maintenant, d'un de mes auteurs de prédilection...


Joseph Conrad (1857-1924)


La Longue Pause prend donc fin avec l'établissement d'un rythme démentiel d'une recension tous les deux mois. Sachant que ce rythme de publication est largement inférieur à celui de mes lectures, vous pouvez voir que j'accumule un retard certain dans le traitement des dossiers (je sens que je vais l'utiliser souvent cette formule). Je ne vais rien prévoir - contrairement à d'habitude - et je me contenterai d'écrire quand je le peux, quand j'en ai l'envie et le courage.  Et pour ma rentrée littéraire, je serais accompagné de Joseph Conrad (1857-1924), considéré par beaucoup d'écrivains du XXe siècle, à juste titre à mon sens, comme l'un des plus grands maîtres du roman moderne. L'argentin Borges, fin connaisseur de la littérature anglo-saxonne ou Italo Calvino le placent parmi les classiques les plus incontournables du roman mondial. Son parcours personnel sera lui-même au coeur de certains de ses livres. Fils d'aristocrate ukrainien, il devint marin au long cours après une tentative de suicide ratée et sillonnera les mers du globe durant une vingtaine d'années. La parution de la Folie Almayer fera de lui un écrivain à temps plein pendant les quarante dernières années de sa vie. Auteur du Nègre du Narcisse, d'Au coeur des ténèbres - qui inspirera Apocalypse Now à Francis Ford Coppola -, de Lord Jim ou encore de Nostromo, cet auteur prolifique demeure l'un des seuls à avoir écrit des chefs d'oeuvre dans une langue qu'il avait apprise à l'âge adulte, l'anglais. Souvent réduit par une critique obtuse et méprisante au rang d'un écrivain de romans de mer et d?aventures, Conrad est bien plus que cela. Certes, l'océan et les marins jouent un rôle prépondérant dans ses romans, certes, ils sont marqués par des rebondissements aventureux. Mais réduire Conrad à Pierre Loti serait comme de réduire Alexandre Dumas à une pisseuse de romanceaux historiques comme Juliette Benzoni. Car Conrad est bien plus qu'un romancier d'aventures. Il écrit d?abord et avant tout sur l'homme, sur la confrontation des destins, des ambitions et des motivations morales de ses actes. Il écrit in fine sur la solitude humaine et s'inscrit parmi les plus brillants auteurs qu'il m'ait été donné de lire.

 

Au sein de l'oeuvre conradienne, dont la qualité, aux yeux de certains, est en « accent circonflexe » (la qualité s'affadissant après le pic de Lord Jim et de Nostromo), le livre que j'ai choisi est probablement le plus moderne, le plus abouti et le plus susceptible d'être lu et relu. Mêlant considérations psychologiques, politiques, sociales, économiques, morales, Nostromo est à n'en point douter un des monuments de la littérature universelle -- je fais bien le V.R.P. hein -. Dans sa forme, Nostromo désappointa ses premiers lecteurs en 1904. Car la construction stylistique est particulièrement moderne : retours en arrière, déconstruction temporelle, multiplicité des voix qui s?enchaînent avec des transitions finement pensées et ciselées, descriptions à haute valeur poétique et esthétique. La première scène du livre peut d?ailleurs faire penser à la scène d'ouverture d'un film (le golfe de Sulaco et l'Higuerota illuminent les le début du livre) . Ce côté cinématographique du roman lui confère une grande actualité de construction, même si le style et le ton, légèrement surécrit à mon sens, peuvent, comme toujours chez Conrad, rebuter le lecteur inattentif. On s'habitue cependant rapidement à ces « légères lourdeurs » qui finissent même par charmer, si l'on se laisse envoûter par ce pays que décrit l'auteur.  

 

Car Nostromo raconte d'abord et avant tout les tribulations de la ville de Sulaco et de certains de ses habitants, pendant une période fort troublée. La cité se situe sur la côte orientale de la république imaginaire du Costaguana. Ce pays, synthèse des républiques sud-américaines de la fin du XIXe siècle ressemble vaguement au Vénézuela où l'auteur passa quelques jours durant sa carrière de marin. Mais cela n'a que peu d'importance pour l'histoire. Le Costaguana donc est à la croisée des chemins lorsque le regard du lecteur se porte pour la première fois sur les eaux du Golfe Placide : la province de Sulaco, grâce à la détermination morale d'un propriétaire minier anglo-costaguanien et de sa femme (les Gould) s'est récemment enrichie au point d?influencer le destin de la république elle-même. L'argent de la mine, qui achète le chemin de fer, devient un enjeu tel qu'il excite les appétits de militaires et de révolutionnaires. Les frères Montero, généraux et guerilleros renversent le pouvoir mal assuré du « dictateur » costaguanien et le roman raconte comment Carlos Gould, le propriétaire de la mine, et le journaliste dilettante Martin Decoud vont essayer de sauver l'argent de la mine et d'établir l'indépendance de la province de Sulaco. Pour cela ils feront appel à un redoutable homme de main, courageux et vaniteux, GianBattista Fidanza, dit Nostromo (notre homme). L'intrigue paraît assez simple. Mais la puissance du roman est justement de transcender cette histoire politique pour en faire un chef d'oeuvre romanesque. Chacun des personnages dispose d'une psychologie et d'une perception du monde qui lui est propre et qui dirige ses actes. On retrouve là un grand capitaliste idéaliste américain, un propriétaire minier et sa femme peu à peu possédés par leur exploitation, un médecin efflanqué, victime physique et psychologique d'une tyrannie antérieure à l'histoire, des militaires carriéristes et ambitieux, un vieux garibaldiste, un journaliste dilettante et égoïste, etc...

 

Pour lire ce roman, dont je ne tiens pas à vous dévoiler la fin, il faut néanmoins s'armer de patience. Le style de Conrad, touffu, laisse peu de place à une lecture de survol. Plonger avec lui au Costaguana, c'est réellement se prêter au jeu de l'expérience romanesque, vivre au rythme de la révolution costaguanienne, s'interroger sur l'Homme et sur les hommes, s'imaginer le cadre naturel splendide de l'histoire, et surtout, surtout, prendre du plaisir. J'aurais même tendance à dire (ou à redire) que ce roman est un roman total, et quel que soit l'angle par lequel on le prenne - esthétique, politique, moral, psychologique - il possède une richesse impressionnante. Conrad jongle entre les personnages, l'espace, le temps avec un brio qu'il n'avait pas atteint auparavant, même dans Lord Jim. Le côté cinématographique de certaines scènes n'échappera pas au lecteur moderne. Il suivra les pensées du Docteur Monygham, son regard au loin vers les îles du Golfe Placide et se trouvera, par une sorte de travelling écrit, aux côtés de Nostromo émergeant des flots. Il vivra quelques scènes dignes des meilleurs moments de la littérature d'aventure. Le chapitre central du livre, dans lequel la gabare de Nostromo, dans l'obscurité totale de la nuit, approche puis percute le navire de guerre des montéristes figure d'ailleurs dans mon panthéon personnel des meilleures scènes d'action...






Mais ce n'est pas que cela. On suit aussi la transformation psychologique et morale de Nostromo, homme de main vaniteux et brutal, et son éveil progressif : enfin conscient d'être manipulé par les puissants de Sulaco qui ont tant besoin de son efficacité, il prendra son indépendance et, avant l'ultime coup de dé du destin, semblera avoir triomphé de tous. Certes, Conrad est politiquement très conservateur et son roman ne possède aucune vertu propre à émouvoir le lecteur révolutionnaire. Pourtant la beauté du Costaguana, la grandeur de la langue de Conrad, le destin de Sulaco, des Gould et de Nostromo ne pourra laisser indifférent le lecteur qui verra dans ce chef d'oeuvre du roman moderne l'un des points d'ancrage de la littérature du XXe siècle. Bref, je n'aurai qu'un conseil, (re)lisez-le!

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2 juillet 2006 7 02 /07 /juillet /2006 23:00
Retour après quelques semaines chargées en lectures avec ce roman scandinave - je découvre la littérature nordique en ce moment. Je suis désolé pour le rythme fort irrégulier des recensions, mais mon ardeur "bloguesque" a faibli ces derniers temps. J'ai plusieurs brouillons d'articles en réserve, j'espère pouvoir en finaliser la plupart d'ici peu. J'ai vu qu'on pouvait programmer des parutions. Il y aura donc des articles d'ici septembre - en principe.

Pär Lagerkvist fait partie de la grande famille des écrivains nordiques à avoir eu un Prix Nobel - de littérature évidemment - au cours du XXe siècle (1951). Souvent méconnus en France par le grand public, ces écrivains ont néanmoins écrit des chefs d'oeuvre de la littérature mondiale. Auprès des norvégiens Knut Hamsun et Sigrid Undset, de sa compatriote suédoise Selma Lägerlof et de l'islandais Halldor Laxness, Pär Lagerkvist (1891-1974) fut l'un des plus brillants romanciers scandinaves du siècle dernier. Le Nain, écrit et publié pendant la seconde guerre mondiale, lui permit d'obtenir la reconnaissance internationale.

Ce roman assez court, 260 pages, se lit rapidement et sans grandes difficultés. Il est évidemment plus abordable, sur la forme, que Fénelon, objet de la recension précédente. Point de grandes descriptions ampoulées ou de lourdes réflexions philosophiques ici. Cette apparente facilité pourrait être le signe d'une faiblesse stylistique. Pourtant, ce n'est pas le cas. Au contraire, Lagerkqvist a une certaine adresse pour trouver le mot juste, le terme le plus direct sans s'embarasser de circonvolutions. Au vu du narrateur, il eut d'ailleurs été malvenu de ne pas utiliser ce style alerte, fait de phrases courtes et percutantes.


Par Lagerkvist



L'histoire se déroule pendant la Renaissance italienne. Ce n'est pourtant pas un roman historique. L'auteur ne cite aucune date, aucun lieu, aucun nom réel. Le lecteur devine dans tel ou tel personnage des références historiques, mais elles n'occupent pas le premier plan. Ni conspirations à la Dumas, ni aventures à la Walter Scott ici. Il s'agit du journal d'un nain. Et c'est là l'originalité de l'ouvrage. Lagerkqvist décrit, par ce narrateur monstrueux interposé, la vie quotidienne d'une cour italienne de la renaissance. Et ci cette vie de courtisans semble plaire à ceux qui la vivent, elle ne suscite chez le nain que des commentaires dédaigneux, qui se transformeront peu à peu en une exécration criminelle. J'y reviendrai plus tard. Le nain, donc, décrit d'abord les différents personnages de la cour : le Prince (il est appelé ainsi tout le roman), qui agit comme le Prince de Machiavel (référence visible de l'auteur), sans scrupules, sans morale, sans autre guide que son appétit de pouvoir ; son épouse, la princesse qui le trompe avec un jeune bellâtre présomptueux, don Ricardo ; Maître Bernardo, l'artiste derrière qui on devine Léonard de Vinci (il peint la Cène et invente des armes de guerre) ; la fille du Prince, Angelica, fade et romantique,...


Cette aimable galerie pourrait constituer la trame de n'importe quel roman historique de gare - Dieu sait si le genre est à la mode en France actuellement. Et c'est justement là que Lagerkqvist montre son talent. Le nain raconte, d'un ton dégoûté et méprisant, les turpitudes de la cour. Il est contraint par la Princesse d'être le messager et l'entremetteur de ses aventures adultérines avec le méprisable Ricardo. Il est forcé d'assister aux débauches du Prince avec des ribaudes. Il raconte la frénésie des plaisirs auquel il ne prend évidemment aucune part. Et de cette frustration naît chez le chroniqueur une aversion envers la plupart des personnages de l'intrigue. Lorsque le Prince part en guerre contre ses ennemis, les Montanza (qui tiennent la cité voisine), il trouve enfin le terrain où extérioriser ses haines. Il devient alors un assassin, qui tire et des ordres du prince machiavélien et de son mépris des hommes la justification de ses crimes.


Ricardo, la princesse, sa fille Angelica, seront ses victimes directes ou indirectes. Le prince veut-il empoisonner les membres du clan Montanza lors de la signature du traité de paix qui conclut une guerre infructueuse? Ricardo, pourtant brillant capitaine pendant la guerre, se voit servir le calice funeste sous le regard du prince, que le nain imagine être approbateur. La princesse se reproche-t-elle la mort de Ricardo? Le nain prend sa revanche et contribue à détruire psychologiquement la femme infidèle en lui rappelant ses pêchés et en la forçant à se repentir douloureusement. La fille du Prince, Angelica, tombe-t-elle amoureuse de l'heritier des Montanza et l'accueille-t-elle subrepticement dans sa couche après la guerre? Le nain s'arrange pour tout raconter au Prince qui fait exécuter brutalement l'amant, entraînant peu après le suicide de la jeune amoureuse. Tout ce que touche le nain finit par être détruit de ses propres mains. Lagerkvist entraîne de cette manière le lecteur dans l'univers mental d'un monstre...


L'action n'a pas de lieu bien précis, mais on peut deviner Florence...


Le roman se finira mal pour le nabot criminel. Mais il aura réussi à se venger de l'immense frustration que représentait pour lui cette vie de cour. Et c'est là, je pense, l'essentiel du message de Lagerkvist. Dans une microsociété de plaisirs, celui qui en est exclu en vient à haïr ceux qui profitent de ce qui lui restera toujours inaccessible - il n'y a qu'à lire les pages sur l'amour pour le comprendre. Et la frustration menant à la haine, si rien ne vient la réfréner, la haine poussera au crime. Attention, le nain ne tue pas forcément ses victimes, mais il contribue à leur perte en s'érigeant procureur de leurs faiblesses et de leurs inconséquences. Seul le Prince, icône machiavélienne, qui n'hésite pas à faire assassiner ses ennemis et à éliminer ceux qui ne lui servent plus à rien, peut échapper aux implacables jugements du nain. Il est le seul personnage à surnager de ces intrigues et de ces coteries, le seul également qu'admire le monstre. Et c'est d'ailleurs lui qui met fin à l'infâme carrière de son serviteur.

Le propos a une actualité évidente. L'exclu d'une société en vient naturellement à haïr ceux qui l'en écartent. Le nain se revendique d'une autre race que celle des hommes. Il cherche à établir une différence totale entre les aspirations des courtisans et les siennes propres, alors même qu'il est un serviteur du Prince lui aussi. De l'immense frustration qui résulte de la difformité physique naît une pulsion criminelle qui finit par ravager cette société de cour italienne. Le culte contemporain de l'hédonisme et la multiplication fictive des potentialités de réalisation des désirs ne créent-t-ils pas les mêmes conséquences sur ceux qui ne peuvent en profiter? Le sujet est cependant trop vaste pour que je m'essaie à y répondre ici. Cependant, le propos de Lagerkvist peut se rattacher de loin en loin, au vu de la date de publication (1944), à une partie de la problématique nazie. Un Reynhard Heydrich - collaborateur d'Himmler  - , moqué pour son physique, exclu par les microsociétés dans lesquelles il tenta de s'intégrer, ne devint-il pas le plus impitoyable des bourreaux? Avec, comme pour le personnage de Lagerkvist, la belle excuse de l'obéissance, qui justifie tout, surtout l'injustifiable.

Et ce nain assassin, qui exécute sur des ordres plus ou moins clairs - l'empoisonnement de Ricardo notamment - et même  inexistants, qui utilise sa frustration comme catalyseur de ses actes, qui se refuse à se considérer comme un être humain, n'est-il pas justement l'exemple du monstre que peut devenir un homme lorsque la frustration et la haine ne trouvent aucune limites dans la société qui l'entoure? Ce n'est pas un hasard si c'est la guerre contre les Montanza et ses conséquences qui constituent le point de départ de la plongée criminelle du nain. C'est lors de circonstances exceptionnelles et dramatiques, à des moments où l'histoire semble s'accélérer, que des opportunités se créent pour les marginaux, les déclassés, les déçus, de prendre leur revanche sur la société pacifique qui ne leur a rien accordé. Alors, le crime et l'immoralité prennent le dessus pour un moment. Pour un moment seulement, car comme la fin du roman le laisse suggérer, le rétablissement de la paix et de la stabilité renvoient ces criminels devant les conséquences de leurs actes. Ils rentrent alors dans des cachots qu'ils méritent d'occuper - mais les auraient-ils occupés sans frustration et sans guerre?

Le nain aurait-il assassiné, détruit, brisé si la guerre ne lui avait pas offert l'occasion de déchaîner sa haine? Avait-il un moyen de résister? Pouvait-il être sauvé? Lagerkqvist semble pessimiste à ce sujet. La fin laisse suggérer qu'une fois passé certains degrés dans l'exclusion, l'opprobre, le dégoût de soi et des autres, plus rien d'humain ne peut subsister. L'irruption du monstre est le fait de l'homme. Le déchainement de la haine et du meurtre ne sont pas la conséquence isolée et imprévisible de l'existence d'une figure exceptionnellement inhumaine. Elles suivent au contraire un enchaînement funeste très humain. La férocité du nain est aussi la conséquence de sa solitude, de son isolement et de sa difformité.
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