
C'est d'ailleurs ce qui en fait le principal intérêt. Le lecteur peu au fait de l'histoire de l'Afrique australe pourra être dans un premier temps surpris par une approche apparemment déliée du souci chronologique. En poursuivant sa lecture cependant, il s'apercevra que Fauvelle-Aymar a établi son chapitrage selon des découpages souples de la chronologie des faits, et ce après avoir essayé de régler la question des identités et des appellations. Déjà, écrire UNE histoire de l'Afrique du Sud paraît problématique pour Fauvelle-Aymar, tant le choc des différentes lectures de l'histoire, des différentes mémoires, des reconstructions postérieures tendrait à imposer une "pluralité" de récits historiques (pluralité c'est un mot qu'aiment les chercheurs du CNRS en ce moment...). Il faudrait presque Des histoires des Afriques du Sud.
Dans ce souci de prise en compte de tous les récits, Fauvelle-Aymar tend à traiter de tous les aspects de l'histoire de la zone et ne s'arrête pas au tryptique "Fondation du Cap / Grand Trek-Guerre des Boers / Apartheid". L'auteur commence par déblayer les principaux obstacles théoriques à l'écriture d'une histoire de l'Afrique du Sud (les noms, leurs origines et leurs usages posent déjà problème et cette partie, dans laquelle Fauvelle-Aymar explique leur histoire, marquée par le fait colonial et les confrontations entre regards khoisans, "bantous", boer, anglais, indiens, cette partie donc, est passionnante) Ensuite, il déroule les principaux épisodes de l'histoire de la zone : les migrations des noirs des grands lacs vers le sud (les "bantous" même si ce terme est impropre selon l'auteur), l'installation des colons hollandais au Cap en 1652, leur lente progression dans l'arrière pays aux dépens des peuplades Khoisans (les "bushmen" et assimiliés tels qu'on peut encore en rencontrer dans le Kalahari), l'arrivée des anglais, l'annexion de la colonie du Cap à l'empire britannique après les guerres napoléoniennes, le Grand Trek des années 1830-1840, la fondation des Etats boers (Orange, Transvaal), leur invasion et leur difficile annexion par la colonie du Cap, la création du Commonwealth puis de l'Union sud-africaine, la mise en place progressive de la séparation raciale ou apartheid, l'isolement progressif du régime puis son effondrement et enfin la mise en place de la multi-racialité.
Je résume rapidement ces faits, mais ils sont expliqués, voire décortiqués, dans tous les sens par Fauvelle-Aymar. Il remet en cause certaines idées reçues et replace chaque évènement dans une perspective plus large : il s'intéresse aux sources orales noires et khoisans, autant qu'aux sources écrites britanniques et boers. Son histoire de l'Afrique du Sud raconte également comment put se mettre en oeuvre la politique de l'apartheid, quelle tendances de long terme ont pu justifier l'émergence d'un régime raciste et autoritaire dans une ancienne colonie britannique.
Cependant, résumer en quelques lignes les causes profondes de la ségrégation raciale mise en place à Pretoria au XXe siècle me paraît réducteur. Enfin je vais essayer - mais l'auteur le fait mieux que moi. Schématiquement, Fauvelle-Aymar explique que l'administration blanche eut besoin au XIXe siècle, après l'abolition de l'esclavage, de classifier juridiquement les différentes populations en fonction de leurs couleurs de peau. Or, les réalités d'une colonisation principalement masculine, originaire à la fois d'Europe et d'Asie, a entraîné de nombreux mélanges avec des femmes d'origine khoisan ou noire. Le métissage et les différences économiques et sociales parfois incertaines entre fermiers blancs et éleveurs noirs (les uns étant aussi pauvres que les autres), ont créé une demande sociale de différenciation de la part des groupes blancs les plus désargentés et isolés. En outre, la réalité des Etats boers, fondés sur une mystique nationale proche de celle des pionniers du Far West (l'esprit de Frontière et la conquête de la Terre Promise - il suffit pour cela de regarder la littérature, la culture populaire boer et les "lieux de mémoires"), poussait à la composition de petites communautés ethniques afrikaners, homogènes et rurales. En conséquence de cette volonté, visible dans les zones des anciens états boers, une partie des élites sud-africaines construisit de complexes édifices raciaux, où chacun devait rester à la place à laquelle une science darwiniste et raciste le plaçait. De ce fait, les groupes noirs hétérogènes, les métis, les indiens, sans réels ciments ethniques et sociaux, ont été contraints par le discours et la politique anglo-boer à refonder leurs identités en suivant les préconisations des scientifiques et des officiels blancs.

Ces mouvements de composition d'identités linguistiques et ethniques trouvèrent leur aboutissement dans la création des bantoustans, ces pseudo-états que seule l'Afrique du sud raciste reconnaissait et qui devaient réunir tous les membres d'une même "ethnie" dans une zone. Fauvelle-Aymar, tout au long de son livre, montre comment les processus de construction des "ethnies" se sont mis en place : réalités sociales mouvantes, différences inter groupes approximatives, ossification de la structure et des différences entre groupes par le discours et les classifications officielles, appropriation par les communautés de ces construits, qui deviennent, pour finir, des réalités sociales. Mais celles-ci ne préexistaient pas à l'Afrique du Sud moderne! Le postulat racial des groupes existant de "toute éternité" est ainsi déconstruit. Il permit la production d'une réalité sociale qui s'imposa peu à peu jusqu'à être intégrée par les différents groupes (l'étendue de la réalité sociale préexistante sur laquelle s'articulent ces productions identitaires, ainsi que leur degré d'intégration par les acteurs individuels et collectifs me paraissent être les points centraux de la question de la "construction des identités" maintenant que la "révolution" de l'identité entamée par Benedict Anderson produit ses fruits les plus féconds - mais Fauvelle-Aymar, dans cette synthèse, ne s'approche guère de ces problèmes)
J'ai appris de nombreuses choses dans ce livre : la richesse de l'histoire sud-africaine, condensé des chimères et des drames de l'aventure coloniale et l'inextricable toile d'araignée des responsabilités qui en découle. Les khoisans, habitants du Cap, transformés en esclaves par les colons blancs. Les africains "bantous" qui tiennent pas à pas leur indépendance par les armes zouloues et par le sang versé par leurs voisins. Les paysans hollandais déracinés, devenus par isolement un peuple nouveau, les afrikaners, convaincus, de manière messianique, que cette terre qu'ils travaillent leur appartient. Le choc de cet autonomisme autarcique avec les projets impériaux britanniques. La tragédie anglo-boer de 1898-1900. La constitution du régime le plus honni de la planète pendant une trentaine d'années. Sa chute dans une paix plus ou moins relative. Son passé, si humain, si tragique, saura-t-il se convertir en un avenir, sinon radieux (qui croit encore à ce genre de formules?) à tout le moins normalisé? Fauvelle-Aymar ne répond pas à cette question, même s'il a suffisamment mis d'éléments du décor en place pour que le lecteur puisse, en conscience, essayer de formuler une réponse.


Je ferai deux critiques à ce livre que j'ai au demeurant trouvé excellent. Pourquoi nier la réalité du massacre boer de 1901 et l'expédier en quelques lignes? 25 000 morts, c'est le chiffre sur lequel s'accordent les spécialistes, dont Fauvelle-Aymar. Alors qu'il parvient à expliquer avec le plus d'objectivité possible les différentes phases de l'histoire sud-africaine (et notamment l'extinction des khoisans du cap, l'esclavage des noirs ou le Grand Trek), j'ai l'impression qu'il craint de passer trop de temps sur cet épisode... Qui sait en effet si on ne l'accuserait pas de vouloir rendre hommage aux afrikaners au détriment des noirs et des métis. Si c'est cela, je pense que c'est ridicule. Concession à la "bien-pensance" selon laquelle les victimes doivent être classées selon leur innocence supposée (après tout ces colons, coupables, forcément coupables, ont bien cherché leur punition...) et les drames qu'ils vivent minorés en fonction de leur couleur de peau. Bel exemple d'aveuglement... et de logique en miroir à une certaine pensée identitaire et racialiste qui, elle, minorera les crimes commis contres les indigènes, noirs et métis. Si Fauvelle-Aymar est tombé dans ce piège bien souvent tendu à une certaine gauche, c'est bien dommage! On ne tait pas un massacre - peut-être un génocide, mais les débats sont controversés - quelles qu'en soient les victimes. Surtout qu'évaluer quelle influence a eu cet évènement dans la mythologie boer (Andres Pretorius, la bataille de Blood River, le Grand Trek, Kruger contre Rhodes, la résistance des kommandos afrikaners à l'armée régulière britannique et ses 300 000 hommes, etc...) peut permettre de mieux comprendre l'Apartheid.
Seconde critique, Fauvelle-Aymar assimile ce régime raciste à un totalitarisme, ce qu'il justifie par quelques minces assertions largement contestables. Je sais qu'il est de bon ton, de nos jours, de qualifier les régimes qui ne respectent pas les droits de l'homme de totalitaires, catégorie tiroir permettant tous les amalgames. Seulement ce genre d'assertions entraînent une perte de sens pour l'appellation "totalitaire". Après tout, le régime sud-africain a quand même laissé la liberté de la presse, le multipartisme (encadré), et a conservé jusqu'à la fin un régime parlementaire. Qu'on le qualifie de régime totalitaire m'intrigue et me dérange. Je pense que ce n'est pas rendre justice à la définition de ce terme que de le galvauder ainsi. L'Apartheid fut un système très particulier conjuguant idéologie et pratique racialiste et système de démocratie parlementaire classique. La non-citoyenneté des noirs et des métis, ainsi que la répression qui s'abattit sur ces derniers me pousseraient plutôt à qualifier ce régime d'autoritaire, voire de lui créer une catégorie à part, convenant à sa singularité.