On ne lit plus guère Péguy de nos jours. Son nom se perd dans les brumes d'ignorance qui ont recouvert les oeuvres de la plupart des grands écrivains de la période 1880-1914. Au plus, lorsqu'il est évoqué, parlera-t-on de Dreyfus, de Jaurès, de Jeanne d'Arc et de la Grande Guerre. Cette biographie bien documentée illustre fort bien d'ailleurs le gouffre qui sépare le normalien d'origine paysanne, à la prose mystique, de notre époque matérialiste et technicienne. En creux se dessinent les raisons d'une telle désaffection. Hors de l'Université - où Péguy est resté un sujet commode de recherche et d'analyse - que pourraient bien trouver les lecteurs d'aujourd'hui dans l'intransigeance et le mysticisme d'un mécontemporain de la Belle Epoque ? Et comme hier, à l'heure de la vénération satisfaite de notre civilisation et de notre ignorance, Péguy semble ne devoir toucher qu'une infime partie du public cultivé.
L'oeuvre de Péguy, dense et profonde ne se laisse pas, d'ailleurs, apprivoiser au premier regard. Et il faut bien du talent , ou de l'inconscience, pour vouloir évoquer l'auteur de l'argent, sa vie, son oeuvre, son influence dans un même ouvrage.
Arnaud Teyssier parvient à remettre en perspective l'itinéraire de Péguy : des derniers jours de la république opportuniste à l'Union sacrée, en passant par son engagement majeur, l'innocence de Dreyfus, il retrace les écrits, les amitiés et les positions de l'écrivain, d'abord socialiste puis converti peu à peu à un christianisme mystique et personnel. Il s'agit là de rendre intelligible l'itinéraire avant tout solitaire de ce franc-tireur.
Teyssier retrace son refus du système, du professorat, des compromissions et des honneurs, la lutte quotidienne pour la survie de son entreprise indépendante (les cahiers de la quinzaine), loin de la société mondaine et des succès faciles (ceux d'Anatole France notamment), loin aussi des armées normalienne et socialiste auquel il fût d'abord tenté d'appartenir. Ostracisé par Lucien Herr, le bibliothécaire de l'Ecole Normale, écarté par Jaurès, reclus dans son refus implacable de se soumettre à l'enrégimentement intellectuel, Péguy ne connaîtra guère le succès sa vie durant. Il faudra sa mort héroïque, la veille de l'offensive de la Marne, d'une balle allemande, pour qu'il devienne, par Barrès interposé, l'icône de la République et de la Nation.
Difficile d'accès, traversée par une recherche sans compromission de la vérité autour de quelques figures tutélaires (Jeanne d'Arc et le Christ sur le versant mystique, Richelieu et Robespierre sur le versant historique), l'œuvre de Péguy aurait cependant mérité des développements plus longs. Teyssier semble en effet vouloir contourner l'écueil que forment les textes de l'écrivain, en ne les abordant que trop superficiellement. Cette biographie, un peu courte, évacue aussi l'impact de l'écrivain sur le XXe siècle par une trop rapide conclusion. A la décharge de l'auteur du livre, Péguy reste difficilement accessible à l'historien, Teyssier le reconnaît lui-même, du fait de l'immensité de ses écrits et de la somme produite par ses exégètes. La modestie du projet éditorial (300 pages) et l'ampleur des éléments de contexte à livrer limitent considérablement les développements de fond et ont malheureusement contraint Teyssier à une approche très synthétique.
Ainsi, par souci pédagogique, il résume avec soin le contexte historique (opportunisme, boulangisme, affaire Dreyfus, socialisme, Barrès et Maurras, antagonisme franco-allemand), quitte parfois à oublier un peu son propre sujet. Après la lecture, il reste un étrange sentiment : la vie de Péguy est mieux connue, mais l'œuvre elle-même reste mystérieuse et incertaine.
Cependant, au vu de sa taille et de son ambition, ce livre constitue une introduction satisfaisante à Charles Péguy, dont les écrits, hors édition Pléiade, restent au demeurant difficilement accessibles.