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Biblio-Infinie

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  • : Un blog destiné à faire partager mes lectures. Plongée dans une bibliothèque infinie... Romans, essais, livres d'histoire, économie, philosophie,...
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C'est quoi ce blog?

Biblio-infinie, un micro blog sans prétention aucune (comme le titre l'indique si bien)... et où je commenterai sans compromission ce que je lis! Fonctionne en courant alternatif selon mes disponibilités (je ne commente en fait que quelques lectures, choisies selon des critères complètement aléatoires et variables).

Littérature, histoire, essais, bref des recensions au fil des lectures... Peu de place cependant au buzz  et aux sorties à la mode. Il existe suffisamment de promoteurs dans les médias pour que je n'agglutine pas ma voix au concert des épiciers.

Place aux avis d'un citoyen aspirant "honnête homme" (c'est moi!), pur produit de notre beau système universitaire français qui fonctionne si bien, que le monde entier nous envie, qui forme tant de grands esprits et tout, et tout, et tout...

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15 janvier 2008 2 15 /01 /janvier /2008 20:00
Dans la sinistre galerie de criminels du National-socialisme, Albert Speer représente une exception. A tel point qu'énoncer cette idée aujourd'hui ne présente plus guère d'intérêt, sinon celui de répéter un lieu commun duquel partent la plupart des historiens de la période. Exception parce qu'il était cultivé, venait d'un milieu plutôt aisé, avait vécu une enfance sans drames ni aspérités, que tout chez lui respirait une normalité, le conformisme d'une bonne bourgeoisie rhénane. Le voir aux côtés de névrosés, d'intellectuels ratés, de revanchards aigris, laisse toujours une étrange impression à l'individu d'aujourd'hui. Peut-être justement parce que cette absence de singularités explicatives nous met mal à l'aise et nous renvoie à l'incertitude de nos propres destinées en pareilles circonstances. Mais je m'avance déjà beaucoup trop. Joachim Fest, l'auteur, récemment décédé, a écrit ici une biographie qu'on pourrait qualifier de définitive tant que de nouveaux éléments n'auront pas été apportés au dossier Speer. Historien du nazisme, contemporain de l'Allemagne nazie (il est né en 1926), il a consacré sa vie à tenter de comprendre Hitler et ses comparses. Parmi ceux-ci dont, quelqu'un détonne, le favori un temps du führer, l'architecte Speer. Il est le seul hiérarque du premier cercle a avoir survécu à la guerre puis au procès de Nüremberg. Il est le seul à avoir reconnu sa propre responsabilité dans le drame qu'a été le nazisme, et à avoir cherché à l'assumer (avec quelques bémols nous le verrons). Il est le seul à avoir écrit des mémoires circonstanciés et un journal de sa détention dans lequel il se remet en cause. J'avais lu il y a quelques années Au coeur du troisième Reich et le Journal de Spandau, et l'ensemble m'avait frappé suffisamment pour qu'un jour, je revienne à Speer, mais cette fois-ci par le biais de l'analyse historique.


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Né en 1905 et élevé à Mannheim puis à Heidelberg, dans un milieu aisé et très convenable, Albert Speer se destina très tôt à la profession de son père, celle d'architecte. Parti s'installer à Berlin, il devint la victime, à la fin de ses études, de la crise qui s'abattit sur l'Allemagne. Dans une situation délicate, il ne laissa pourtant à l'époque percer aucun intérêt pour la politique et les deux mouvements radicaux qui s'opposent avec violence dans les rues de la capitale : le communisme et le national-socialisme. Jusqu'au jour de la fin 1930 où il accompagna des amis à un meeting d'Hitler. La fascination qu'il ressentit ce soir là pour le chef du NSDAP le poussa à s'inscrire au parti. Etant architecte et passablement désoeuvré, certains membres de la direction berlinoise - assumée à l'époque par Joesph Goebbels - firent appel à lui pour des travaux. Rien de suffisamment tangible pour justifier d'ailleurs sa future et soudaine ascension. Il faudra un concours de circonstance pour qu'il se distingue. Ce seront l'aménagement du bâtiment du Gau de Berlin (il y rencontra Goebbels), puis celle du ministère de la Propagande qui assureront sa notoriété dans les cercles dirigeants d'un NSDAP désormais au pouvoir. Le propagandiste boîteux le promut auprès de Hitler qui manifesta rapidement l'envie de le rencontrer. L'histoire était en marche. Cela n'empêchera pas Goebbels de devenir au fil du temps un des ennemis les plus acharnés de l'architecte devenu ministre.

La relation avec Hitler qui débuta en 1934 sera fondamentale pour Speer. Le chef de l'Allemagne nazie lui fit confiance. Se prenant lui-même pour un artiste, il apprécia le fait d'avoir auprès de lui quelque chose d'autre qu'un politicien, un combattant, quelqu'un ressemblant à ce qu'il auraot pu devenir sans l'engagement politique qui marqua sa vie. Du moins c'est ce qu'affirmait Hitler en ces années de grande proximité. Speer fit rapidement partie du premier cercle, sans jamais exercer de réelles fonctions politiques avant 1942. Durant ces années-là, il participa à plusieurs projets : la construction de la nouvelle chancellerie, la mise en chantier de la transformation de Berlin en Germania, monumentale capitale d'un Reich prévu pour durer mille ans, la conception et la réalisation des sons et lumières de Nüremberg, ces immenses et impressionnantes réunions nocturnes des nazis, etc... Hitler et Speer nouèrent une relation de proximité qui fit dire à certains que Speer était "l'amour contrarié d'Hitler". Il y eut toujours dans leurs relations une souplesse, une tolérance que le führer ne montrait avec personne d'autre. Fut-il resté favori du tyran et architecte, Speer ne justifierait pas que l'histoire s'y intéresse. Son héritage artistique est du reste extrêmement ténu, la plupart de ses projets ne virent jamais le jour et ceux qui le virent disparurent sous les bombes alliées. Son travail ne représentait d'ailleurs qu'une mise en oeuvre pratique des idéaux totalitaires : bâtiments massifs, grandiloquents, sans âme, au service de l'idéal totalitaire et de l'écrasement permanent de l'individu. Le chapitre sur Germania est d'ailleurs instructif à ce sujet. Le Dôme de 220 mètres de haut, l'arc de triomphe 50 fois plus volumineux que celui de la place de l'Etoile n'en sont que les plus célèbres avatars.

Lorsque la guerre débuta, le travail de Speer et ses projets architecturaux passèrent au second plan, même si Hitler n'y renonça jamais vraiment. Néanmoins, la destruction de quartiers entiers de Berlin, et notamment celui du quartier juif, furent le premier contact de Speer avec l'administration, la gestion et un rôle plus technocratique. Même s'il n'en parla à aucun moment dans ses livres - dissimulant même certains documents quant à cet évènement - Speer sut à l'époque que l'évacuation des juifs ne se passait pas sans violence. L'extermination des juifs n'était pas encore décidée. Mais le processus y menant était enclenché. Fest revient sur cet épisode et tente d'éclaircir le silence gêné que Speer laissa longtemps planer à ce sujet. Il en conclut que dès 1938, Speer savait déjà que la politique antijuive pratiquée avait développé des aspects inhumains et inacceptables. Mais que, comme une partie des allemands, sans états d'âme, il se voila la face.

albert-speer-1-sized.jpgSpeer

Au début 1942, l'Allemagne est en guerre contre l'Union Soviétique et le Royaume-Uni. Ses succès initiaux ne lui ont pas permis d'emporter la partie face à Londres et à Moscou. Elle a de plus imprudemment ouvert les hostilités face aux géant américain au lendemain de Pearl Harbour. Alors qu'il était venu rencontrer Hitler dans son QG de l'est, en février, Speer vécut le tournant de son existence. Le Dr Todt, ministre de l'armement, se tua dans un étrange accident d'avion et Hitler décida de nommer son architecte à sa place. Propulsé à la tête d'un département qu'il ne connaissait pas, dans un environnement plutôt défavorable, il parvint en quelques semaines à augmenter la production de guerre. Durant toute l'année 1942, Speer lutta avec succès contre les incohérence de la pratique hitlérienne du pouvoir et parvint à diminuer peu à peu les ingérences des autres hiérarques dans son domaine. Il est utile ici de rappeler brièvement que l'Allemagne nazie ne fonctionnait pas de manière pyramidale. Bien au contraire, elle était un chaos organisé, dans lequel les missions avaient plusieurs titulaires et dans lequel les luttes de personnes, de clans, faisaient rage sous l'arbitrage suprême du führer. Être proche de lui, comme Speer pouvait l'être, c'était l'assurance d'être écouté et donc d'atteindre ses buts. Dans la lutte féroce que se livraient les membres du premier cercle, Speer fit longtemps très bonne figure. Fin 1943, certains semblaient même voir en lui un héritier possible de Hitler. Lui-même ne fut pas sans caresser cette idée, devenir Führer (témoignage de proches). Seulement les très bons résultats de son ministère, son ascension même, commencèrent à susciter des jalousies mais également à lui faire perdre quelque peu le sens de la mesure. Opposé de plus en plus farouchement aux représentants du Reich dans les régions, les gauleiters, tous vieux membres du Parti, il commença lentement à perdre pied et à tomber en disgrâce. En outre, les hiérarques, Goering, Bormann, Ley, Goebbels, Himmler commençaient à le considérer comme un rival potentiel et sérieux.

D'abord mesuré, le déclin de son influence s'accrut avec l'enchaînement de défaites que connut le Reich. Après deux ans de travail forcené, le physique même de Speer le lâcha. Malade au début 1944, il fut envoyé se faire soigner dans une clinique tenue par le médecin personnel de Himmler, le docteur Gebhardt (sinistre SS exécuté après guerre). En fait de soins, il fut victime d'une sorte de tentative d'assassinat médical lent qui n'échoua que par la détermination de Speer à fuir la clinique. Désormais Speer avait perdu la main. Il demeurait un ministre important, aux résultats convaincants, mais il était en conflit avec la plupart des principaux nazis. Cependant son statut d'ancien favori de Hitler le protégea finalement contre toute sérieuse tentative d'élimination. En juillet 1944, l'attentat contre Hitler mit en cause plusieurs militaires proches du ministre de l'armement. Non impliqué, il fut néanmoins soupçonné et perdit d'autant plus d'influence au sein du pouvoir. Lors de la lente agonie du IIIe Reich, la production d'armement devenant de plus en plus difficile - la chasse de la Luftwaffe n'empêchait plus guère les bombardiers alliés de détruire les sites de production- Speer passa son temps à colmater les brèches. Lorsque la défaite devint inéluctable, Hitler prit des mesures de destruction généralisée de tous les moyens de survie du peuple allemand après-guerre : canalisations, routes, production d'electricité, etc... Speer l'empêcha le plus possible en se réclamant d'arguments ahurissants de naïveté. En gros, il disait : "ne détruisez pas les installations, nous allons bientôt contre-attaquer grâce à nos armes secrètes, et quand nous reprendrons position ici, il faut que tout soit en état de marche". Evidemment, le ministre de l'armement ne pouvait pas croire à l'existence de ces armements secrets, vu sa position dans l'organigramme administratif nazi. Mais cela suffisait le plus souvent à empêcher d'inutiles destructions supplémentaires et à contrecarrer le suicide collectif ordonné par le Führer. On devine déjà toute l'importance que Speer accordera à cette sorte de résistance finale dans les épreuves futures.

Le 8 mai 1945, l'Allemagne capitule. Quelques semaines durant, les diadoques encore en vie, dont Speer, "gouvernèrent" de Flensburg sous l'égide du successeur de Hitler, l'amiral Dönitz. Rapidement les alliés mirent fin à la mascarade et, dans la suite de l'année, décidèrent de juger les hiérarques survivants. Hitler, Himmler, Goebbels suicidés, Bormann disparu, il restait cependant suffisamment de dirigeants pour organiser un procès, le célèbre procès de Nuremberg. Alors que ses coaccusés tinrent une ligne de défense centrée sur leur irresponsabilité et sur leur obéissance aux ordres de Hitler, Speer fut le seul à reconnaître sa responsabilité et à remettre en cause la nature même de ses actes. Nul ne parvint jamais à savoir si c'était là une stratégie pour échapper à la potence, toujours est-il qu'il ne fut condamné qu'à vingt ans de prison. Le récit circonstancié de son maigre projet d'assassinat du Führer en 1945 eut un impact sans commune mesure avec l'importance réelle de cette tentative. Les historiens, avec les découvertes faites depuis, à propos des juifs de Berlin, de la visite d'usines et de camps de travail ou du travail forcé aux conditions proprement infernales, pensent que Speer aurait en fait du être exécuté comme dix autres hiérarques. Mais il s'en sortit, et Fest n'est pas le dernier à soupçonner Speer d'avoir su manipuler le procureur Jackson et l'accusation pour s'en sortir. Durant sa longue détention, l'ancien ministre de l'armement rédigea ses deux ouvrages les plus célèbres, sans guère de concession envers lui-même. Il y fit notamment son autocritique et cherche à comprendre les raisons qui le poussèrent à participer à une des plus criminelles entreprises de l'histoire. La fascination éprouvée à l'égard de Hitler, les opportunités de carrière que le nouveau régime lui offrit en sont probablement les causes principales. Il est d'ailleurs remarquable que Speer, réfléchissant des années après, révèla son incapacité totale à choisir, s'il devait revivre sa vie, entre une existence bourgeoise sans heurts et son destin dans la tragédie nazie. Et ce malgré tout ce qu'il en savait et ce qu'il comprenait de ses responsabilités. Libéré en 1966, il vécut une vieillesse relativement médiatique avant de s'éteindre en 1982.

fest.jpgJoachim Fest (1926-2006)

Joachim Fest conclut cette biographie par un chapitre extrêmement pertinent sur Speer et ce qu'il représente. D'abord l'assujetissement à Hitler. Fest l'analyse non du point de vue de l'architecte, mais de celui de Hitler lui-même, qui montra un grand acharnement à séduire puis à garder celui qu'il voyait comme son égal artistique. Reprendre ici les arguments de l'historien dépasserait les limites de cette déjà longue note de lecture, mais on peut résumer l'idée centrale du lien Speer-Hitler en une fascination réciproque qui aveugla l'architecte sur la nature réelle de la personne qu'il avait en face. Deuxième point notable, Speer fut le seul à reconnaître sa propre culpabilité, sa responsabilité et à y réfléchir aussi longuement. Fest ne conteste pas la sincérité de cet aveu. Mais il lui attribue une cécité morale, une insensibilité, une froideur émotionnelle (souvent constatée par ceux qui connurent Speer), une capacité de refoulement qui explique que la reconnaissance de sa propre culpabilité ait pu toujours laisser une sorte de gêne à ceux qui le connurent. Il était sincère, mais au fond, ressentait-il réellement la portée de ses actes? Cette gêne mise à part, Fest reconnaît à Speer le mérite de n'avoir jamais mythifié le régime ou de s'être absous ses propres responsabilités. Reste ce vide émotionnel. Enfin, Fest voit chez Speer, homme talentueux sans être génial un trait rarement noté par ses biographes : le fait qu'il était incapable d'agir par lui-même. Il lui fallut une impulsion extérieure pour devenir architecte (son père), pour réaliser ses travaux des années 30 (Hitler), pour se plonger dans la politique de l'armement (Hitler encore) qu'il n'avait jamais ambitionnée, pour reconnaître sa culpabilité et écrire deux volumineux essais sans trop de concessions quant à son rôle historique (le procès de Nuremberg). L'idée de Fest, assez séduisante, c'est que Speer, sans convictions profondes, pragmatique, arriviste, ambitieux, sans sens moral, est plus proche de beaucoup d'entre nous qu'une bonne partie des désaxés qui gouvernèrent l'Allemagne durant douze ans. Produit de la civilisation des moeurs et des idées, il devint sans complexe et sans recul le complice d'une des plus odieuses barbaries de l'histoire. Et c'est peut-être cela qui rend Speer si moderne, si intéressant psychologiquement. Le conformisme ambitieux poussé à son paroxysme, jusqu'à l'absence de sens moral  : une existence fonctionnelle, au rythme imparti par d'autres, une vie sans qualités.

Vous le devinez déjà, si j'ai consacré tant de lignes à ce livre, c'est que je le trouve extrêmement intéressant. Au niveau factuel, ayant déjà lu pas mal de livres au sujet du IIIe Reich et de Speer, je n'ai pas appris grand chose. Sinon quelques éléments sur les juifs de Berlin et sur le travail forcé. Ce que j'ai trouvé de plus enrichissant, c'est la lumière jetée sur les vides de la personnalité de Speer, sur cet étrange malaise ressenti à la lecture du Journal de Spandau ou d'Au coeur du Troisième Reich. Vous n'êtes pas devant quelqu'un qui défend un bilan, ou qui tente de s'absoudre - peut-être un peu, mais c'est bénin comparé à tous les autres -, non, il reconnaît sa culpabilité, celle de Hitler. Et pourtant, vous avez cette impression que ça ne suffit pas. Qu'il n'a pas tout compris. Que quelque chose manque. Ce ressenti, Fest l'éclaire dans un magistral dernier chapitre qui constitue, à mon sens, le point final de ce qui peut être dit sur le personnage, sauf nouvelle découverte improbable.
Un bémol seulement, pourquoi donc Perrin, l'éditeur, a-t-il jugé bon de sous-titrer le livre "Le confident de Hitler", un peu comme on publie, le porte-monnaie intéressé, les confessions d'un laquais de tel ou tel grand de ce monde? Ce n'est pas rendre service au livre. Speer n'était pas le confident de Hitler, qui n'eut sûrement jamais personne de ce type pour jouer ce rôle, mais bien le témoin le plus proche, le plus prolixe et le plus honnête intellectuellement qu'ait laissé l'atroce bal des criminels que fut le régime nazi... En outre, l'éditeur a poussé la malhonnêteté jusqu'à travestir le sens du livre sur la quatrième de couverture, qui sous-entend que l'ouvrage "prouve enfin qui était vraiment ce salopard". Ce qui n'est pas la teneur du livre, qui ne cherche pas à dénoncer mais bien à comprendre et à faire comprendre le trajet d'un homme normal jusqu'aux abysses du crime. Une lecture difficile à ignorer pour qui s'intéresse au sujet.
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13 janvier 2008 7 13 /01 /janvier /2008 21:00
  Après deux semaines de vacance, loin d'un ordinateur, je me retrouve en retard de recensions. Néanmoins pendant cette pause, plus courte que les précédentes, j'ai eu le plaisir de voir David Cosandey parler, sur son site, et en bien, de la chronique que j'ai consacrée à son ouvrage Le secret de l'occident. Il est suffisamment rare qu'un auteur lise ce que ses lecteurs ont pensé de son livre pour que je le remercie ici. Voilà exactement ce qui justifie ce modeste blog. L'internet permet ainsi, de temps à autre, de manière totalement surprenante, la mise en relation entre un auteur et un de ses lecteurs. Ce n'est pas grand chose, cependant cela me conforte dans ma décision de l'automne de continuer à écrire des recensions, à un rythme plus élevé. Je n'attend évidemment pas de telles gratifications symboliques d'une bonne partie des auteurs des livres recensés sur ce site, pour la bonne et simple raison qu'ils sont ... morts. Situation de l'auteur de Voyage Babylonien, recensé aujourd'hui (quelle jolie transition!)


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Alfred Döblin, écrivain allemand exilé par l'arrivée au pouvoir des nazis en 1933, est notamment l'auteur de Berliner Alexanderplätz, adapté au cinéma en 1980 par Rainer Fassbinder. Dans Voyage Babylonien, il retrace les aventures d'un dieu babylonien déchu de son olympe. Idée originale d'ailleurs : Conrad - l'usage de noms allemands résonne bizarrement - fut longtemps le dieu majeur du panthéon babylonien. Créateur de l'univers, roi des dieux, dieu des rois, il régna dans toute sa superbe durant des siècles, voire des millénaires. Seulement, un jour, il s'éveilla dans son palais, affamé, usé, vieilli. Plus personne pour l'adorer, plus personne pour le vénérer et le nourrir (de manière assez particulière d'ailleurs, la description est savoureuse), seulement un vieux château dans les nuages, silencieux, occupé par soixante serviteurs cadavériques. Rapidement, le souffre-douleur du panthéon babylonien, un sous-dieu objet de tout le mépris de Conrad, survint. Georges - c'est son nom... - expliqua à Conrad qu'il ne régnait plus sur rien, que sa démesure et son emphase, sa rapacité et son avidité avaient mis fin à la civilisation babylonienne et qu'il avait été supplanté, dans l'univers, par un Dieu plus puissant, qu'on devine être celui des chrétiens. Décontenancé, Conrad accepta néanmoins la proposition de Georges, à savoir descendre sur terre. Le Sous-Dieu espérait en tirer la vengeance de siècles d'humiliations ; Conrad voulait vérifier les dires de Georges et essayer de reprendre son pouvoir.


doeblin.jpgAlfred Döblin

Ainsi commence Voyage babylonien, qui va entraîner Conrad, Georges et Waldemar (un des soixante serviteurs) à travers l'Europe de l'entre-deux-guerres. Ce motif original permet à Alfred Döblin d'entamer une réflexion sur la condition humaine, à travers le prisme d'un Dieu contraint et forcé de devenir un homme et de partager les joies et les peines de cette destinée. Des déserts mésopotamiens à Paris, en passant par Bagdad, Constantinople et Zürich, ce long voyage est avant tout une réflexion sur l'exil et la destinée. Seulement, pas de tragique ici, Döblin préfère le ridicule et le comique au pathos pour conter les aventures de ce dieu irresponsable, incapable et profiteur. Il lui adjoint deux comparses : Georges, le truand, qui comprendra peu à peu les rouages de la société jusqu'à faire fortune, avec cynisme et froideur, sans aucune morale ; Waldemar, le pauvre serviteur, pathétique, alcoolique, incapable de prendre son destin en main. Ces deux archétypes qui accompagnent le dieu sont les deux faces extrême de la condition humaine : l'action égoïste et immorale d'un côté, la faiblesse incapable, naïve et pourtant généreuse de l'autre. Conrad oscillera tout le long du roman entre ces deux extrêmes, développant peu à peu une identité propre. Alors que les deux cent premières pages respirent un optimisme, une drôlerie peu communes dans la littérature allemande - on les sent inspirées des romans picaresques et des romans d'apprentissage du XVIIe et du XVIIIe siècle - peu à peu, le ton de Döblin se fait plus sombre. Conrad, si enthousiaste devant cette merveilleuse condition humaine se rend compte des drames et des épreuves qu'elle sous-tend. Trop hédoniste pour être froidement cynique, trop optimiste pour être désespéré, trop intelligent pour croire à la fable qui se déroule sous ses yeux, Conrad en vient peu à peu à expérimenter toutes les facettes du devenir humain, le succès comme l'échec, l'acceptation comme le refus du monde, et finira, apaisé, par les rejeter toutes.

Plus le roman s'avance, plus le lecteur sent l'acidité des propos de Döblin et la cohérence de l'ensemble s'en ressent quelque peu. Certaines scènes du début - notamment celles des cours d'histoire babylonienne dispensés par des margoulins incompétents - sont particulièrement drôles. D'autres scènes - plus avant dans le livre - ne laisse plus place qu'à une critique grinçante de la société. Döblin, qui ne raconte pas cette histoire d'un trait, mais part souvent dans des chemins de traverse pour conter telle ou telle histoire, décrit notamment un défilé des progrès du futur, que Georges commente au Tsar Alexandre II : un festival de propos grinçants, bien représentatifs des désillusions qui pouvaient être celles d'un allemand exilé en 1933 : armement, guerre, destruction, etc.... Les évènements politiques de l'époque sont assez peu abordés, quoique on puisse deviner, ici ou là, quelques mentions cachées de la situation des années trente.

La forme romanesque choisie par Döblin, celle du conte, avec de très nombreux apartés, laisse parfois le lecteur un peu perdu : il faut savoir se déprendre de la tradition romanesque et se laisser entraîner dans un ensemble parfois incohérent, mais extrêmement riche. J'ai aussi ressenti de manière diffuse, une thématique catholique : l'auteur finira par se convertir une décennie plus tard, à cette religion. La symbolique du dieu qui se fait homme pour connaître les épreuves de l'humanité souffrante est évidemment chrétienne (même si Conrad a une perception de ce partage des épreuves quelque peu particulier). Mais c'est tout le roman qui finalement est parcouru par des préoccupations chrétiennes et catholiques, sans pour autant être "un roman réaliste papiste". C'est encore assez sous-jacent et flou dans l'oeuvre de Döblin à ce moment-là. L'autre grand thème, c'est évidemment celui de l'homme exilé : soulagé et heureux au moment où il quitte enfin cette patrie où il ne pouvait plus vivre, puis de plus en plus intrigué et déçu par les personnes qui s'agitent autour de lui, avant d'essayer de reconstruire quelque chose, loin, le plus éloigné possible de la société elle-même, qui lui rappelle chaque jour dans son altérité qu'il est lui-même un exilé, loin de chez lui. Un thème pessimiste, qui est celui que partagent les exilés politiques (ou ici divins), traverse l'évolution de Conrad, éloigné de sa patrie, sans plus d'espoir d'y revenir et qui doit reconstruire ailleurs.

Ce roman, très riche au fond, un peu décevant dans la forme (le langage hésite souvent entre le lyrique et le trivial - si c'est voulu, c'est parfois malhabile ; les digressions sont parfois peu convaincantes), ce roman donc, examine les affres de la condition humaine, un sourire, gai ou cynique, aux lèvres. Rions de peur d'avoir à en pleurer aurait dit Beaumarchais. Peu à peu ce sourire s'efface et, aux yeux de Conrad comme des nôtres surgit toute l'absurdité de l'existence. Un conte instructif, quoique un peu vain.
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4 janvier 2008 5 04 /01 /janvier /2008 18:00
CATEGORIE LITTERATURE

Un panel moins important que l'an dernier. Etrangement, je n'ai pas lu autant de romans, ceci étant sûrement lié à ma plongée dans l'histoire romaine de l'été. Quelques classiques cependant. Et forcément, il est difficile de sélectionner celui qui m'a le plus marqué. Mais en y réfléchissant bien, que peut-on faire contre l'épopée la plus fascinante de la littérature du XIXe? 1600 pages, un monument, une aventure formidable...


LA GUERRE ET LA PAIX, de Léon Tolstoï

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Très original n'est ce pas? J'avoue que je l'avais abordé avec pas mal de craintes : réputation du roman russe, possibilités d'ennui, ampleur de l'ouvrage. D'abord un format Pléiade fait passer pas mal de difficultés : c'est écrit petit, mais vous n'avez pas l'impression que vous ne finirez jamais. J'ai eu besoin de deux pauses (500e et 1000e page) d'une petite semaine pour le finir (moins d'un mois quand même, avec d'autres choses lues à côté). Roman total. Impossible à ignorer. Le Comte Bolkonski, Pierre Bezoukhov, Rostov, Kutuzov, etc... Je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas lu avant en fait.


DES CLASSIQUES

Derrière le monumental roman de Tolstoï, je distinguerai la finesse de Gatsby le Magnifique de Francis Scott Fitzgerald. Un sentiment indéfinissable, une sorte de voile fin qui dérobe au regard ce qui est vraiment essentiel, la vacuité de personnages pourtant emplis d'eux-mêmes et de leurs failles, le style, bref, ce fut un coup de foudre pour un livre que je relirai encore et encore. Crime et châtiment de Dostoievski se positionnerait derrière. A égalité avec l'astucieux Golem de Gustav Meyrink. Les deux romans n'ont pas la même ambition, je le reconnais. Mais j'ai été fasciné par l'histoire du colosse d'argile du ghetto de Prague, plus peut-être que par la plongée torturée et obsessionnelle du criminel Raskolnikov.



Evidemment, au délà de ces quatre belles lectures, quelques déceptions : le bizarre Inferno d'un Strindberg passablement perturbé, la molle Histoire du dernier roi socialiste de Roy Lewis et l'artificielle Europa de Gary.





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2 janvier 2008 3 02 /01 /janvier /2008 17:00
CATEGORIE ESSAIS

Jared Diamond avait illuminé mon été 2006 avec son magistral Effondrement. L'ensemble de mes lectures dans cette catégorie n'est guère convaincant. Heureusement un essai se détache du lot, c'est

LE SECRET DE L'OCCIDENT de David Cosandey

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Je n'ai même pas réussi à faire une recension satisfaisante tellement ce livre, à la thèse apparemment simple voire simpliste, recèle de pistes de réflexion. Un objet surprenant que les tenants d'histoire globale devraient s'approprier, quitte à le discuter, quitte à le critiquer, quitte à le démonter, tant il arrive à systématiser sa théorie et à en faire, à dire vrai, la meilleure explication possible de la domination scientifique de l'occident sur le reste de la planète depuis 1500. En tout cas une lecture vivifiante et passionnante.


PAS GRAND CHOSE D'AUTRE...

Malheureusement, le reste des essais lus, en moins grand nombre que les livres d'histoire (largement deux fois moins), n'a pas été particulièrement encourageant. Peut-être que je me dirige mal dans l'océan de la nonfiction non historique (la nonfinonhi). Ou alors que je n'en lis pas assez. L'échantillon de quinze livres 2007 recèle pourtant trop de déceptions par rapport à la normale. Cependant, L'identité culturelle de l'islam de Von Grunebaum, peut être extrait à juste titre de cette liste. Trop complexe pour le lecteur débutant, il s'agit cependant d'un classique et d'un ouvrage de haut niveau. Malheureusement, il n'est qu'une compilation d'articles, sans grande homogénéité donc, et extrêmement difficile d'accès (à moins de bien se repérer dans la poésie persane du XIe siècle et dans l'exégèse islamique du VIIIe siècle). On peut aussi, malgré tous ses défauts, c'est dire le niveau du reste, parler De la religion en Amérique de Denis Lacorne, recensé ici il y a peu.


Evidemment, en contrepartie, ça fait pas mal de choses à éviter, je ne vous parlerai que du pire : la marxisante Italie, Etat sans nation de Graziano (une purge pareille, photocopillage de Gramsci, sans imagination ni réflexion, ça devrait même pas se vendre) et l'inaboutie Société parano de Véronique Campion-Vincent.


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31 décembre 2007 1 31 /12 /décembre /2007 18:00
CATEGORIE HISTOIRE

J'ai lu entre trente et quarante livres d'histoire cette année. Aucun chef d'oeuvre du niveau de Sebag Montefiore 2005 ne se distingue. Cependant, après mûre réflexion, je placerais en Prix Histoire 2007...

HISTOIRE DE L'AFRIQUE DU SUD de Xavier Fauvelle-Aymar

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J'ai trouvé cet ouvrage extrêmement bien conçu. D'ailleurs je l'avais ici même recensé. Histoire qui ne se limite pas à l'évènement mais cherche à distinguer le long terme et les constructions sociales dans l'écume des faits. En fait, idéalement, je voudrais que tout les livres d'histoire ait la même ambition, la même capacité de synthèse et de réflexion que celui-ci. J'ai senti un historien capable d'aller plus loin que sa seule science, de dépasser l'exercice imposé (raconter l'histoire d'une nation) pour en faire une réflexion sur la colonisation, la société coloniale, l'Afrique et l'élaboration d'une nation. En tant que "politiste" - enfin ça c'est ce que mes condisciples diplômés racontaient pour se faire mousser - j'ai enfin trouvé un historien capable d'allier rigueur et exhaustivité de l'analyse historique et réflexion théorique "science politique" fortement charpentée. A lire et à relire


QUATRE BELLES SURPRISES

Dauphin de Fauvelle-Aymar, j'ai longtemps hésité entre L'occident et l'énigme russe de Martin Malia, vaste fresque des relations intellectuelles et perceptuelles entre occident et Russie, Les douze césars, de Régis Martin, exégèse de Plutarque, Suétone et Tacite avec l'appui des connaissances scientifiques modernes (pour lecteur averti en matière romaine cependant, lecture de Suétone préalable ET obligatoire) et la belle biographie bien écrite de Marc Antoine de François Chamoux. J'ai finalement opté pour un quatrième, Margaret Thatcher de Jean-Louis Thiériot, qui retrace, et c'est une première en français, la vie et les mandats de l'ancienne Prime minister des années 80.
Cependant ces quatre livres méritent tous d'être lus!



 

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Prix spécial pour les Mémoire de jeunesse de Winston Churchill, recensés ici même ce mois-ci. A la frontière du romanesque et de l'histoire, ce témoignage n'est pas à proprement parler un ouvrage d'histoire. Mais le plaisir tiré à sa lecture méritait bien une mention ici.



Parce que je suis aussi méchant envers ce que je n'aime pas, voilà la liste de ce qu'il NE FAUT PAS ACHETER! (empruntez le à la rigueur, si ça vous plaît autant qu'à moi, vous n'aurez pas de regrets)

A éviter? le lamentable Beethoven d'Elizabeth Brisson, la poussiéreuse Histoire de Florence d'Yves Renouard, le "spécial fan de" Louis XV de François Bluche, le touristique Roman de la Saxe de Patricia Bouchenot-Déchin, le journalistique Heydrich de Mario Dederichs et, à la rigueur, la paresseuse biographie de Bismarck de Jean-Paul Bled.
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30 décembre 2007 7 30 /12 /décembre /2007 18:00
En cet avant-dernier jour de l'année, il est temps de faire un petit bilan! De la soixantaine de livres lus en 2007, je voudrais en faire ressortir quelques uns, qui m'ont paru d'une importance supérieur aux autres. Je n'ai pas tout recensé sur le blog. Souvent absent et occupé, je n'ai pas toujours pris la peine de commenter mes lectures. Dans les bonnes résolutions 2008, j'ai déjà placé la mise à jour régulière du blog... l'exhaustivité des recensions... je m'en sors pas mal depuis début novembre et la troisième résurrection de ce blog. J'espère rester au même rythme. L'année n'étant pas encore totalement terminée, je ne mets pas encore la liste complète de mes lectures 2007, mais je tiens à distinguer les plus saillantes.

Trois catégories: Histoire, Essais (non-fiction non-historique) et Littérature. 

Si j'avais dû les décerner en 2005, j'aurais récompensé sans hésitation "Staline, à la cour du Tsar rouge" de Simon Sebag Montefiore vainqueur toutes catégories. En 2006, l'inévitable "Don Quichotte", devant "Histoire du siège de Lisbonne" l'aurait emporté catégorie romans, "Effondrement" de Jared Diamond catégorie essais (et le toute catégorie). En histoire, la biographie de Raymond Aron par Baverez aurait peut-être fini par gagner, de justesse. Mais je reconnaîs qu'à l'époque, je n'avais pas le souci de compiler précisément mes lectures. J'annonce donc ces vainqueurs au jugé et de mémoire.
Pour mieux gérer ma bibliothèque, avec l'aide d'excel (je sens déjà le nombre de connexions via google que l'expression aide d'excel (deuxième...) va générer sur ce site), j'ai rationalisé tout ça. Quand on élabore la liste de ce qu'on a lu, au fil de l'année, il est plus facile de ne pas en oublier et de faire une hiérarchie, arbitraire, certes, mais qui distingue certains livres particulièrement intéressants.

Bref, sauf à finir un ouvrage extraordinaire d'ici le premier janvier 2008 (qui aura le prix spécial "dernière minute"), je pense que ces récompenses 2007 sont définitives.

A suivre dans les trois prochains jours...


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25 décembre 2007 2 25 /12 /décembre /2007 12:00
Dans la série "je me fixe des défis absurdes", j'ai décidé voilà quelques mois de m'atteler à lire un ou plusieurs chefs d'oeuvre de l'ensemble des Prix Nobel de littérature. Je sais bien que ce genre de récompenses sont souvent critiquées : arbitraires, aveugles, à côté de la plaque. Cependant, tenter de s'ouvrir à ce qui n'est pas à la mode, à ce qui ne vient pas d'être publié, nécessite quelques connaissances, un certain sens de l'orientation. Une liste de lauréats peut constituer une première étape, un premier guide. Je ne descendrais pas dans les sombres arcanes du Goncourt, mais il me semble que le Nobel, attaché à une oeuvre plus qu'à un livre, possède une bonne dose de légitimité. Le tropisme scandinave de l'Académie n'est en plus pas pour me déplaire. Pour l'instant, j'ai abordé Kipling (1907), Lägerlof (1909), France (1921), Gide (1947), Eliot (1948), Faulkner (1949), Lägerkvist (1951), Mauriac (1952), Churchill (1953), Steinbeck (1962), Soljenitsyne (1970), Morrison (1993) et Saramago (1998). William Golding (1983) s'ajoute aujourd'hui à cette liste.

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Certains romans sont écrits pour les enfants. D'autres, écrits pour les adultes, sombrent, sans qu'on sache bien pourquoi, dans les collections jeunesse, alors même que leur profondeur et les thèmes abordés devaient les préserver de cela. Gulliver de Jonathan Swift, Ivanhoë de Walter Scott, Vendredi de Michel Tournier ont connu cette étrange inflexion. William Golding et sa Majesté des Mouches également.

Quelques enfants se retrouvent, suite à un accident d'avion, isolés dans une île déserte. Très rapidement, ils se trouvent un chef charismatique qui essaie démocratiquement d'orienter les occupations de ses petits camarades : attiser un feu suffisant pour que les adultes puissent les secourir. Ralph, puisque c'est son nom, symbolise la raison et la civilisation. Lui manque seulement l'intelligence et la psychologie pour devenir le chef que les enfants auraient du avoir pour s'en sortir sans dommages. En effet, très vite, Ralph est dépassé. En quelques dizaines de pages, tout bascule et l'île s'enfonce peu à peu dans une dérive sanglante : combat des chefs, meurtre rituel, élimination des individus raisonnables, chasse aux différences, développement d'une religion irrationnelle, homogénéisation dictatoriale de la société...

La raison disparaît vite de l'atoll de rêve pour laisser la place au grégarisme et à la tyrannie. Débarassés de ses carcans (les adultes et leur règles), les enfants reviennent vite à un état de nature bien éloigné du Bon Sauvage cher à Rousseau. Peinturlurés, masqués, certains d'entre eux commettent des crimes. Redevenus des primitifs, ils adorent une idole, Sa Majesté des Mouches, qui n'est rien d'autre qu'une tête de cochon putréfiée. Tout ce que la civilisation a tenté de leur inculquer s'efface devant la nature, la seule et unique nature de l'homme, que la société canalise à grand peine. Violence, exclusion, panurgisme, bêtisme, fanatisme, idôlatrie, fétichisme, etc... Contre les bâtisseurs de cabanes, les protecteurs du feu potentiellement salvateur, se dresse une coterie de chasseurs, liés par la force et la puissance, que la raison ne parvient bientôt plus à canaliser. Lorsque l'espoir d'être sauvé s'efface, une nouvelle société, tribale, se met en place, effaçant tout ce qui l'a précédé - ou cherchant à le faire. Lutte pour le pouvoir, lutte pour la survie, exploration d'une chute, le roman aborde des thèmes peu évidents pour un public enfantin. Ce livre peut et doit donc être lu à des âges plus avancés.

Au final, je n'ai cependant pas été totalement convaincu par ce court roman pessismiste. La chute de la société enfantine est certes bien racontée. Mais la thèse elle-même n'est guère originale. Nul besoin de lire ce livre pour savoir à quel point le vernis civilisé peut craquer dans des situations extrêmes. L'illustration n'est pas maladroite, mais je trouve qu'elle manque de puissance. Peut-être la raison pour laquelle ce roman est plutôt adressé aux enfants et adolescents désormais.

 
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20 décembre 2007 4 20 /12 /décembre /2007 18:00
Je continue dans ce cycle "livres d'histoire" avec un détour au XVIIIe siècle. Certaines périodes se caractérisent par une agitation révolutionnaire supérieure à la moyenne. Le milieu du XIXe siècle ou le début du XXe siècle en furent l'exemple. Mais celle qui  initia à terme ces révoltes se produisit entre 1775 et 1805. En 30 ans, les colonies d'Amérique et les grandes nations européennes connurent presque toutes ce genre d'agitation. Le francocentrisme pourrait laisser croire que seule la France vécut un épisode révolutionnaire. C'est évidemment faux : Etats-Unis, colonies françaises, colonies espagnoles, Pays-Bas, Rhénanie, Suisse, Italie, Grèce, Autriche, Russie traversèrent, à des degrés différents, des périodes d'intense agitation. Reconnaissons-le tout de suite, le livre de Jacques Solé met plus en exergue les différences que les ressemblances entre ces épisodes.  Il décrit, à la suite, sept grands épisodes révolutionnaires et ne les relie qu'assez peu entre eux.


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Ce livre est d'ailleurs plus un collage de brèves synthèses (quarante pages chacune environ) qu'une vaste étude des révolutions de l'époque. Il s'ouvre avec un chapitre qui n'apprend pas grand chose aux connaisseurs de la Révolution américaine. Je noterai seulement quelques éléments : la faiblesse de la direction politique de la guerre civile ; la médiocrité de la stratégie anglaise ; le flottement qui précède l'adoption du monument constitutionnel américain. La guerre civile est gagnée, malgré l'opposition, souvent négligée, des loyalistes - qui peupleront ensuite le Canada - et de certains indiens. La narration mythique de la Guerre de 1776-1784 insiste souvent sur le caractère unanime et légitime de la résistance coloniale. Solé remet en perspective ces deux croyances : le doute, l'incertitude, le refus caractérisèrent aussi de larges parties de la population des Treize Colonies. Sans la finesse de Washington, l'appui de la France, la nullité des commandants anglais et la lassitude du gouvernement britannique, la rébellion aurait pu être vaincue. Sa réussite, quelque peu inespérée, aboutit alors à un flottement politique auquel la Constitution, mise en forme par Madison et Hamilton principalement, met fin. Solé parle même de "coup d'Etat fédéraliste" (les partisans d'Hamilton). Malheureusement, la brieveté de ce chapitre ne permet pas à Solé d'approfondir outre mesure. C'est d'ailleurs l'un des défauts majeurs du livre.

Solé se tourne ensuite vers les Pays-Bas : une révolution des bourgeois y met fin provisoirement au pouvoirs du Stadthouter, largement despotiques, et ce avant même 1789. Finalement vaincue par une intervention anglaise et prussienne, la révolution batave renaîtra quelques temps de ses cendres avec l'invasion française. Mais, comme en Rhénanie, en Italie ou en Suisse, le pouvoir français, avide, pillard, causera la chute des nouvelles institutions. Annexion, départementalisation... tout ceci finira avec la chute de Napoléon. Contrairement à la Hollande, la Rhénanie ou l'Italie ne sont pas des terres proprement révolutionnaires : l'équilibre y est, à des doses plus ou moins fortes, remarquable. La présence française ne sera jamais considérée, sauf par quelques collaborateurs italiens, comme une entreprise de libération, mais bien comme une invasion. Les rhénans et les italiens souffriront de la disjonction entre la rhétorique libératrice, surtout sensible avant la chute de Robespierre et la pratique d'occupation, violente et dévoyée, qui s'accentuera avec le Directoire. Ici comme là, amenée dans les fourgons de l'étranger, artificiellement imposée à des contrées qui ne la désiraient pas, la Révolution ne sera jamais qu'un méfait français de plus. Ces chapitres ont l'intérêt de traiter d'évènements rarement abordés par l'histoire synthétique de la Révolution, qui se concentre souvent sur les éléments intérieurs ou les batailles extérieures, rarement sur la pratique du pouvoir dans les mal-nommées "Républiques Soeurs" (batave, rhénane, cisalpine, romaine, etc...). Solé ne l'indique pas, mais le lecteur présume au vu de cette analyse que ces Révolutions n'auraient jamais eu lieu sans l'attaque française... un peu comme les révolutions d'Europe centrale en 45-48 dépendirent d'abord de l'occupation soviétique et de l'attitude de Staline.

Solé examine ensuite les révolutions d'Europe centrale, notamment la révolte du cosaque Pougatchev qui fit trembler Catherine II. Il les replace dans leur contexte et les oppose aux révolutions occidentales : autour de l'expérience française, ce furent principalement des entreprises issues des Lumières, cherchant un nouvel avenir contre le despotisme. A l'est, elles furent des occasions d'expression de la Réaction à la centralisation croissante des Etats austro-hongrois et russe. Si l'on excepte l'infortunée Pologne, où la révolution menée par les élites après le premier partage fut d'abord un sursaut national, les autres révoltes étaient avant tout dirigées vers un passé idéalisé qu'elles cherchaient à restaurer. Différence majeure qui marque une césure entre la Révolution française et les révoltes d'Europe centrale et orientale.
180px-Pugachyov.jpgPougatchev

Enfin, et ce sont là les meilleurs chapitres de l'ouvrage, Solé examine les expériences de la Grande-Bretagne, d'Haïti et de la Nouvelle-Espagne. L'histoire britannique est marquée par la Glorieuse Révolution de 1688. Les problématiques n'y sont déjà plus celles de la France : une agitation démocratique (Thomas Paine) cherchant l'extension du suffrage et de la légitimité des Chambres se voit vite relayer par des mouvements de contestation sociale ouvriers. Les thématiques luddites et le socialisme d'Owen qui marqueront l'entrée des artisans dans la Révolution Industrielle sont déjà sous-jacentes : à l'inverse de toutes les autres expériences de l'époque, la contestation - car de Révolution il n'y a pas sous le Jeune Pitt et George III - prend un tour nettement économique et politique. Ces expériences sont plus proches de celles que la France connaîtra au XIXe que de la Révolution. La cause irlandaise donnera en sus un tour nationaliste aux expériences britanniques : le Royaume-Uni de ce temps est le laboratoire des luttes à venir. La coexistence de l'expérience française puis napoléonienne ralentira nettement l'expression et la victoire de ces mouvements. Assimilés à des traîtres pro-français, l'extension de leurs idées s'en trouvera ralentie. Ils referont surface pendant une bonne partie du siècle suivant, en Angleterre et ailleurs.

La révolution en Nouvelle-Espagne n'est déjà plus guère dans le cadre chronologique choisi par l'auteur. Néanmoins les prémisses des guerres bolivariennes sont déjà là. Révoltes des créoles contre l'administration despotique espagnole, contestation des ingérences de Madrid en Nouvelle-Grenade, au Pérou ou à La Plata, mais aussi révolution indienne de Tupac Amaru II dans l'actuelle Bolivie, difficile jeu de pouvoir entre colons, espagnols, créoles et indiens. L'invasion française en métropole donnera une belle occasion à la progression de la cause indépendantiste qui finira par s'imposer dans les années 1820. Le principal enseignement de ce chapitre, c'est la relation dynamique entre le despotisme éclairé espagnol, qui se caractérise par une tentative de recentralisation administrative et politique, l'opposition créole, autonomiste, qui se réclame à la fois de l'héritage indien et de celui de l'Espagne catholique, et enfin la prise de conscience indienne, qui prend des formes particulièrement violentes, effrayant les deux autres participants du jeu social.
ToussaintLouverture.jpgHaïtien imitant Napoléon...

Enfin, la moins connue de ces révolutions, qui présente des analogies avec la Nouvelle-Espagne c'est Haïti. D'ailleurs le livre présente Toussaint Louverture en couverture. La situation y est particulièrement complexe : les français révolutionnaires viennent reprendre en main l'île et briser l'esclavage. Ils sont confrontés à des planteurs blancs prêts à vendre l'île aux anglais pour contrer l'abolitionnisme, à des créoles riches qui veulent l'autonomie politique mais sûrement pas la fin de l'esclavage, à des blancs pauvres qui se révoltent contre une éventuelle reconnaissance politique des créoles riches  - rhétorique raciste issue d'un ressentiment économique : ne pas reconnaître l'égalité politique car il y a déjà égalité voire domination économique (on retrouve ça en Afrique du Sud au XIXe) - et évidemment à une masse d'esclaves manipulés par leurs maîtres, blancs ou créoles. A ces derniers, tous promettent l'émancipation, peu l'appliquent... Si on ajoute à cela quelques aventuriers abolitionnistes (Jean-François, Louverture, Dessalines), l'invasion des anglais et des espagnols, le lecteur comprendra toute la richesse de la révolution haïtienne. Je ne tenterai pas de la résumer dans cette note déjà trop longue, mais j'ai vraiment apprécié ce résumé d'une Révolution méconnue.

Je me rends compte que j'ai beaucoup écrit dans ce résumé. Vous pourriez vous dire que le livre est vraiment passionnant. Même pas. En fait, si. Hum. Je ne suis pas clair... Les faits exposés m'étaient pour la plupart inconnus. J'ai donc appris pas mal de choses. Sur le fond, cependant, comme indiqué plus haut, je trouve les chapitres trop déconnectés entre eux. Il n'y a même pas une conclusion pour tenter de dresser un bilan, de rapprocher les situations des différentes Révolutions. Enfin déjà que Solé confond Révolutions, révoltes, agitation, contestation sociale et qu'il ne définit pas les termes, il n'allait pas en plus s'expliquer sur ses choix. C'est de l'histoire très - trop - évènementielle. Enfin, il faut peut-être en passer par là pour approfondir ultérieurement. Je passerais volontiers l'éponge sur ce défaut si le livre n'était pas si mal écrit. Quelle horreur! Les historiens sont rarement des stylistes et j'ai moi-même une écriture très imparfaite. Mais pas à ce point... Solé accumule certaines expressions "celui-ci", "celle-ci" en entrée de phrase (je le fais aussi, mais lui c'est tout le temps, et puis il est prof, c'est pas pareil!) par exemple. Le pire c'est quand il utilise "Le second" ou "le premier" après une accumulation jusqu'à trois fois par pages. J'ai souvent été contraint de m'accrocher et de relire des phrases pour les comprendre... Pourquoi donc certains bouquins d'histoire sont-ils aussi mal écrits?
En résumé : si la période et le thème vous intéresse, le fond est correct, mais faiblement articulé. Par contre, oubliez le plaisir de lecture.
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12 décembre 2007 3 12 /12 /décembre /2007 18:54

Retour à l'histoire européenne avec cette biographie. Le chancelier Bismarck apparaît aujourd’hui comme un des mauvais génies de l’histoire européenne. La Prusse, la plus petite des grandes puissances européennes avant son arrivée au pouvoir, s’étendit, se transforma sous sa férule, jusqu’à constituer une menace permanente pour l’équilibre des forces du continent. Les conséquences de l’unification allemande ont eu des ramifications tout le long du XXe siècle et ont, indirectement ou directement, été à l’origine des deux guerres mondiales. Jean-Paul Bled, spécialiste de l’Allemagne, et auteur d’une biographie de Frédéric II, a publié, aux éditions Alvik, cette biographie du chancelier de fer. Ce travail, d’envergure limitée (300 pages) ne cherche pas à retracer le destin de Bismarck. Le lecteur se tournera pour ce faire vers Emil Ludwig ou Lothar Gall. Ici, la jeunesse et les années de formation sont évacuées en quelques pages. Ce qui intéresse l’auteur, c’est la conduite du gouvernement prussien puis allemand entre 1862 et 1890.

 
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Le jeune Bismarck, Junker, héritier des domaines familiaux, devint dans les années 1850 le porte-parole des conservateurs lors des débats à la Diète de Francfort (à l’époque la Confédération germanique, aux liens très lâches, dispose d’une sorte de parlement). Petit à petit, sa notoriété augmenta jusqu’à en faire l’ultime recours du roi de Prusse en cas de crise. Considéré comme trop radical pour gouverner en temps de paix, Bismarck était volontairement éloigné du pouvoir par Frédéric-Guillaume IV. Ce ne fut qu’à l’arrivée de son successeur Guillaume Ier qu’il accèda aux responsabilités gouvernementales. Lors d’une crise entre le roi et les libéraux à propos du budget militaire en 1862, Bismarck est appelé à devenir Ministre-président (équivalent prussien du Premier ministre). Alors qu’il ne disposait d’aucune majorité à la chambre, où les libéraux dominaient, il connaîtra quelques années difficiles où son pouvoir ne tiendra qu’à la confiance de Guillaume Ier. Il faut ici rappeler que la Prusse de l’époque n'était pas une monarchie parlementaire : le chef du gouvernement n'était responsable que devant l’exécutif. Seulement, comme il fallait bien faire passer des lois au parlement, Bismarck sera contraint de louvoyer entre les différents groupes de députés et d’essayer de les attirer à lui. Les conflits diplomatiques internationaux lui donneront la légitimité pour gouverner une chambre à l’origine très rétive.

Malgré les doutes du roi, souvent réservé à propos des initiatives internationales bismarckiennes, le chancelier parvint à atteindre son objectif d’union des États allemands en moins de dix ans. Dans cette perspective, il joua diplomatiquement sur tous les plans : d’abord amadouer la Russie, ensuite neutraliser l’Autriche, puis isoler et vaincre la France. Cette séquence n’était évidemment pas prévue telle quelle par Bismarck en 1862, elle se mit en place au fil des opportunités et des victoires prussiennes, jusqu’à la proclamation de l’Empire Allemand dans la galerie des glaces du Palais de Versailles en 1871. A chaque fois, le Chancelier sut habilement jouer des inimitiés et des erreurs adverses pour greffer à sa cause unitaire une large majorité d’allemands. En 1864, la question des duchés du Schleswig-Holstein donna l’occasion d’étendre la Prusse au nord et de placer l’Autriche dans une position inconfortable sur la scène allemande. Celle-ci finit par aboutir, après moult détours diplomatiques, à la rapide guerre de 1866 et à la défaite habsbourgeoise de Sadowa. L’empire austro-hongrois écarté du destin de l’Allemagne, la Prusse fonda la Confédération d’Allemagne du Nord. Celle-ci, qui ne comprenait pas les quatre Etats du sud (Bade, Wurtemberg, Hesse-Darmstadt et Bavière), n’était encore qu’un prélude à l’unification. Les efforts du chancelier pour se concilier pacifiquement ces quatre États catholiques ayant plus ou moins échoués (extension du Zollverein, négociations,…), il fallut une nouvelle guerre pour entraîner un soutien à la cause allemande unitaire. Bismarck manipula habilement l’opinion française lors de la résolution de la question du trône espagnol et, par la manipulation de la célèbre et laconique dépêche d’Ems, provoqua la déclaration de guerre française. Ayant empêché la France de s’allier avec l’Autriche ou l’Italie, l’Allemagne n’avait qu’un front à gérer. Histoire connue, Sedan, Metz, défaite terrible, disparition de l’empire napoléonien. L’Empire allemand pouvait être fondé.

Ces premières étapes auraient suffi pour placer Bismarck au firmament des hommes d’État allemands. Mais, après la fondation de l’Empire, il restera encore 19 ans aux commandes. Guillaume Ier, déjà vieux (il a 74 ans au moment de la proclamation de Versailles), lui laissa une grande liberté et Bismarck en profita. Trois grandes politiques rythmèrent ces années : la recherche de l’équilibre européen, la puissance allemande ne cherchant plus à s’étendre ; la lutte contre le socialisme, par la création d’une ambitieuse législation sociale ; la lutte contre les catholiques par le biais du kulturkampf.


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Désormais unifiée, l’Allemagne tenta encore pendant quelques années d’étendre sa puissance. Mais rapidement Bismarck se rendit compte que la Russie et l’Angleterre étaient désormais très inquiètes de l’extension rapide de la puissance germanique. Dans ces conditions, impossible d’accroître le poids de la nation au niveau européen. De révisionniste, la puissance allemande devint, jusqu’à l’avènement de Guillaume II, fondamentalement conservatrice. Il s’agissait de préserver la récente unité en empêchant les russes et les français de s’entendre dans le dos de l’Allemagne. Bismarck, conscient du revanchisme de la IIIe République, essaya à la fois de l’isoler et de la pousser vers d’autres horizons – la colonisation – où elle se heurterait nécessairement à un de ses alliés potentiels, l’Angleterre. Ses efforts vers la Russie aboutirent au traité de réassurance, résultat mitigé devant favoriser l’entente de Vienne, de Berlin et de Saint-Petersbourg, condition première de la sécurité allemande. Le problème de la Question d’Orient (l’effondrement progressif de l’Ottoman qu’il fallait ralentir et organiser afin de ne pas déséquilibrer le jeu des grandes puissances) finira par achever cette politique : entre l’Autriche et la Russie, il faudra faire un choix. Ce sera celui de Vienne. Du temps de Bismarck, cependant, l’équilibre est préservé, même si la balance penchait plus vers le sud que vers l’est. L’Italie devint ces années-là l’alliée de l’Allemagne, dressant ainsi un cordon sanitaire autour de la France.

L’essor du socialisme, surtout après la fusion des marxistes et des lassalliens au sein du SPD, fut une des autres inquiétudes du Chancelier de fer. Pour empêcher les ouvriers de faire triompher une cause révolutionnaire, il inventa une législation sociale, contre les avis de la plupart des libéraux et des conservateurs. Dans les années 1880, un système assurantiel, maladie et vieillesse, sera mis en place dans l’espoir de rallier les prolétaires au conservatisme. Cette politique échoua à affaiblir le SPD, mais permit à la fois d’améliorer les conditions de vie des travailleurs allemands et de faire du réformisme une des principales caractéristiques du système social germanique. Les conséquences à terme furent plutôt positives.

Enfin, la lutte contre les catholiques par le biais du kulturkampf s’achèva par contre sur un échec : le parti catholique (Zentrum) en sortit renforcé, les catholiques augmentant leur cohésion et Bismarck en vint presque à s’allier avec eux pour préserver son pouvoir. L’admission des pays du sud, non protestants, au sein de l’empire allemand préjugeait de toute manière mal de la réussite de ce combat.


Après la mort de Guillaume Ier en 1888, puis celle de son fils Frédéric III la même année, Guillaume II accéda au trône. Très rapidement, il s’opposa au Chancelier qu’il finit, en moins de deux ans, par renvoyer. Bismarck entrait dans la légende. Mort quelques années plus tard, il constitua le point de ralliement des différents groupes nationalistes jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Mythifié, conquérant, coulé dans le bronze de nombreuses statues, Bismarck devint la référence du nationalisme allemand. Et pourtant, certains aspects de sa politique, sociale ou diplomatique, s’accommodent mal de ce simplisme postérieur. L’échec final et tragique de l’Allemagne à dominer politiquement et militairement l’Europe sonnera le glas du culte bismarckien. Le héros d’hier est maintenant rangé dans la catégorie des souvenirs fâcheux.

 

Autant le dire, ce livre m’a un peu déçu. Non dénué de qualités (synthétique, clair), il est cependant trop court. Il passe en outre sur pas mal d’épisodes personnels du Chancelier. On pourrait même dire que ce n’est pas une biographie de Bismarck mais un récit de l’histoire diplomatique et politique de la Prusse entre 1848 et 1890. Ce n’est évidemment pas inintéressant. Sauf que la quatrième de couverture annonçait autre chose. Tromperie sur la marchandise…  J’avais trouvé son Frédéric II plus pertinent comme première approche d’un pan de l’histoire prussienne ET comme biographie. Ici une partie de l’objectif est manquée. C’est à peine si on devine qui était réellement le Chancelier – sa personnalité de « révolutionnaire blanc » ou de « conservateur rouge » (termes inventés par ses autres biographes) demeure finalement fort énigmatique… Et ce n’est pas ce livre qui aborde ce mystère. Je regrette aussi que l’histoire économique et sociale soit complètement évacuée. C’est logique dans une biographie classique, mais vu que celle-ci ne l’est pas, un petit rappel dans ces domaines n’aurait pas été superflu. Ce livre peut constituer une première approche utile et synthétique pour le néophyte en histoire allemande de la seconde partie du XIXe siècle. Pour les spécialistes ou les connaisseurs, cette lecture est superflue.

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10 décembre 2007 1 10 /12 /décembre /2007 20:00
Après ce détour churchillien, je reviens à des écrits plus actuels, avec cet essai de Denis Lacorne. Il est un de nos rares spécialistes en questions américaines à ne pas se contenter d'écrire des essais diplomatico-stratégiques, à moitié journalistiques, à dates de péremption extrêmement courtes. Au contraire, il cherche à expliquer au public français les subtilités de la société américaine. Car celle-ci, que nous croyons connaître, est par bien des aspects, incompréhensible et lointaine. L'aspect religieux n'est pas pour rien dans ce sentiment. Cet essai d'histoire politique, comme l'indique le sous-titre, ambitionne clairement d'expliquer la religion en Amérique aux lointains observateurs de ce pays que nous sommes.

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Quelques constats s'imposent : la religion américaine est marquée par son histoire et par des épisodes ici inconnus ou mal compris : l'expérience puritaine, la multiplicité des sectes protestantes, les réveils évangéliques, la guerre des bibles, le rôle du protestantisme dans l'identité nationale, les aspects prosaïques de l'émergence d'une droite chrétienne et enfin l'aspect complexe de la jurisprudence en la matière. La colonisation de l'Amérique du Nord a d'abord été l'affaire de sectes anglo-saxonnes qui cherchaient là-bas la réalisation libre de leurs aspirations religieuses et eschatologiques. On ne compte pas les différentes variantes du protestantisme à avoir essaimé en Amérique. Les plus importantes, au XVIIe et XVIIIe siècles furent le puritanisme, le calvinisme et les quakers. Ces fondations religieuses influèrent sur le destin des colonies. Fondées sur l'égalité des croyants, mais aussi sur la révélation de la grâce divine par la réussite, elles entraînèrent quasi mécaniquement l'invention d'un système démocratique, refusant les hirérachies établies. Et les Eglises organisées furent peu à peu victimes de la radicalité puritaine : catholiques, anglicans notamment. Même lorsque le puritanisme originel se sera effacé derrière une société mercantile et capitaliste, cette lutte contre les Eglises, ce sentiment de liberté religieuse, ce millénarisme américain de "Terre Promise" resteront prégnantes. Elles feront leur apparition périodique au cours des deux derniers siècles : guerre des bibles suite à l'émigration irlandaise, opposition au catholicisme, racialisme wasp, droite chrétienne et majorité morale,...

Lacorne décrit ces différents moments de l'histoire américaine. La guerre des bibles, pour résumer, se déroula entre les protestants de toutes obédiences et les catholiques. Les traductions du texte Saint étant différentes entre les deux religions, la lecture d'extraits de la Bible à l'école au XIXe siècle fut l'occasion pour les différentes obédiences chrétiennes de s'entredéchirer. Les esprits protestants militants pensaient que l'Amérique perdrait son essence démocratique et particulière en laissant croître les catholiques ; ceux-ci voulaient défendre leur confession en évitant que les enfants ne soient mis en contact avec une version différente du christianisme. Cet épisode ne fut qu'une des nombreuses étapes de deux mouvements connexes : la lutte pour une libéralisation de la sphère religieuse par la disjonction entre l'identité proprement protestante et l'identité américaine, menées d'abord par les évangélistes, les sectes protestantes puis par les catholiques et maintenant par d'autres religions (Sikhs, hindous, musulmans) ; la lutte pour la préservation de l'identité américaine conçue comme spécifiquement puritaine, puis étendue à toutes les obédiences protestantes (les WASPS, les baptistes, la majorité morale de Jerry Falwell). La problématique de l'identification entre protestantisme et américanité traverse l'ensemble de l'histoire religieuse, et même politique, aux Etats-Unis.

Les réveils évangéliques, de Joseph Smith (mormons) à Jonathan Edwards ou Whitefield, sont une autre particularité de l'histoire religieuse du pays. Aux XVIIIe et XIXe siècles, deux réveils évangéliques parcoururent le continent. Portés par des leaders charismatiques, ils permettaient à des adultes de trouver une voie assez mystique de repentir et d'expression religieuse. La question, esquivée en général dans les histoires des Etats-Unis écrites par des français, est malheureusement un peu faiblement traitée. Lacorne en reste à leur description par les voyageurs français de l'époque et ne s'attaque pas au fond des raisons et des mécanismes socio-historiques qui ont permis l'émergence de tels mouvements. Ceux-ci ont en outre trouvés des continuations ces dernières années avec les télévangélistes (Billy Graham, Jerry Falwell), qui constituent, avec les born again les facettes les plus mystérieuses de la religiosité américaine.

Je voudrais néanmoins saluer l'avant-dernier chapitre du livre, qui reprend de manière admirable le phénomène le plus saillant de la vie politique américaine depuis 1960 : le triomphe des républicains dans le sud, dont j'ai déjà parlé dans ma recension de la bio de Johnson. Car il faut savoir qu'à l'époque de FD.Roosevelt, le candidat démocrate pouvait faire 95% des voix dans un Etat du Sud. Aujourd'hui ces Etats sont presque ingagnables par les mêmes démocrates. La raison, déjà exposée ici, est que les lois contre la ségrégation raciale ont diminué l'impact des démocrates dans le deep south. Et que les républicains, aiguillés par la belle réussite dans cette zone du candidat Goldwater en 64, ont oeuvré pour prendre le sud aux démocrates. La politisation des évangélistes, très influents dans cette région, a fait partie de cette stratégie. En défendant la liberté scolaire au sud (le choix pour les gens d'aller dans des écoles privées confessionnelles financées par l'argent public, mais fermées aux noirs...), les élus républicains se sont agrégés les défenseurs de l'évangélisme sudiste. Les républicains ont peu à peu acquis une grande assise religieuse et ont de ce fait dominé la Présidence et le Congrès, sauf à de rares occasions, depuis les années 70...
Seulement, maintenant, la majorité morale et la droite chrétienne ont isolé les républicains dans une stratégie intenable à terme, car trop radicalement identifiée aux vues de celles-ci. S'ils l'abandonnent, ils perdent une base sûre de leur électorat... s'ils la gardent, ils perdent le centre. Les prochaines élections seront à cet égard décisives.


Je regrette cependant que Denis Lacorne n'ait pas été plus ambitieux dans la composition de cet essai : 200 pages, c'est un peu court pour réellement aborder le sujet. Ce défaut serait mineur si l'auteur n'hésitait pas en permanence entre la description de ce que les auteurs français pensent de la religion en Amérique - voire de l'Amérique tout court - et l'explication du phénomène religieux outre-atlantique. Deux perspectives dans un espace aussi étroit, c'est l'assurance de n'en traiter aucune de manière satisfaisante. Néanmoins, il serait faux d'en conclure à l'inutilité de l'entreprise. En ce qui concerne le rôle des puritains dans les premiers temps de la colonisation, la question évangélique ou la lutte des catholiques pour la respectabilité, l'ouvrage de Denis Lacorne donne une bonne idée, synthétique, de la question. Là où il est le meilleur, sans surprise, c'est lorsqu'il se détache de la "vision des voyageurs français" pour expliquer réellement certains aspects du mécanisme religieux en Amérique. Par contre, lorsqu'il se contente de compiler les avis plus ou moins éclairés des intellectuels de l'hexagone, le doute s'instille. Non que les avis de Tocqueville, Chateaubriand, Mounier ou Sartre soient inutiles. Mais ils n'ont guère leur place dans cet ensemble. Ou alors il faudrait l'intituler Du regard des français sur la religion en Amérique. Je n'ai pas trouvé ces passages pertinents, même s'ils étaient instructifs dans leur critique parfois outrée de la civilisation américaine, trop religieuse ou trop matérialiste (les avis du chef du file du personnalisme, aujourd'hui un peu oublié, qu'était Emmanuel Mounier m'ont donné envie d'aller voir plus avant dans l'histoire intellectuelle des fondateurs de la revue Esprit)
En conclusion, la construction du livre serait à revoir... et le fond à étoffer. Mais le lecteur novice y trouvera d'intéressantes informations.

 

 
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